jeudi 12 avril 2007

Gerald Stieg in "Les guerres de Karl Kraus" ( AgonE )

KARL KRAUS LA CONSTRUCTION
DE LA REALITE VIRTUELLE
"Les principales étapes
d'une critique paradigmatique"

Kraus se lança dans la critique de la presse dès la création de la Fackel en avril 1899. Un certain nombre d'ouvrages, parmi lesquels le livre de Jacques Bouveresse, se sont particulièrement intéressés à la première période de cette campagne. Paru en septembre 2005, mon propre livre se penche sur la seconde moitié de la carrière de Kraus et souligne le caractère toujours pertinent à notre époque de sa critique du militarisme et des médias. Je voudrais montrer ici comment il a introduit un concept fondamentalement nouveau dans le débat sur les médias, celui de « réalité simulée » ou ( comme on dirait aujourd'hui ) de « réalité virtuelle ».

1 . MENSONGES, RUMEURS & MYTHES
« Le bombardement de Nuremberg » - « L'or français »
L'Allemagne « coupable de la guerre »

À l'automne 1914, devant les abus de la propagande patriotique, Kraus expliqua sa position dans une célèbre proclamation intitulée « In diesergrossen Zeit [ Dans cette grande époque ] ». Sa critique portait sur tout l'appareil de propagande et il y affirmait que « le télégramme est une arme de guerre au même titre que la grenade ». Cette référence aux télégrammes peut être rapportée à l'opération menée en août 1914 par la marine britannique, qui coupa les câbles télégraphiques sous-marins reliant l'Allemagne à l'Amérique. Berlin perdit rapidement l'initiative dans ce que l'on appelait alors « la guerre du câble », cependant que l'agence de presse Reuters était considérée comme « l'arme la plus redoutable du gouvernement britannique ».
La machine de propagande battait alors son plein dans tous les pays belligérants et Kraus était, à juste titre, fort sceptique face la propagande anti-allemande, et surtout face aux récits sur les « atrocités allemandes ». À ses yeux, la presse était une « honte internationale ». Mais son principal souci fut de révéler les mensonges qui émanaient des services allemands et autrichiens. Le plus important d'entre eux, dénoncé par Kraus comme « le mensonge primordial », fut l'information selon laquelle des avions français auraient bombardé une ligne de chemin de fer aux environs de Nuremberg, le 3 août 1914. Cette information fut reprise au Reichstag le lendemain par le chancelier Theobald von BethmannHollweg pour justifier la déclaration de guerre à la France. Il s'agissait de prouver que l'Allemagne menait une « guerre défensive » et d'offrir un fondement à la vaste campagne de propagande destinée à faire passer l'agression militaire allemande pour un acte d'autodéfense.
Dans le même temps, des rumeurs tout aussi mensongères se propagèrent au sujet de « l'or français ». Le 3 août, le gouvernement allemand affirma que vingt-cinq automobiles transportant quatre-vingts millions de francs-or avaient pénétré sur le territoire allemand à partir des PaysBas en direction de la Russie. Cette annonce entraîna une réaction de panique dans toute l'Allemagne et provoqua une immobilisation quasi complète de la circulation automobile. Le gouvernement lui-même semble avoir cru bon nombre de ces rumeurs et, le 9 août 1914, son organe de presse officiel, le Norddeutsche Allgemeine Zeitung, fit sa une sur la capture de trois véhicules chargés d'or. Les informations de ce genre furent immédiatement reprises par le reste de la presse allemande, c'est-à-dire par les quelque 3600 journaux de ce pays, le plus cultivé du monde. Ces rumeurs, fabriquées de toutes pièces par les autorités et nourries par les médias, étaient si convaincantes que vingt-huit personnes furent tuées en Allemagne durant cette panique de « l'or français » à cause de l'excès de zèle de gardes-frontières qui tentaient d'intercepter les véhicules. La parfaite absurdité de cet épisode inspira à Kraus deux scènes du premier acte des Derniers jours de l'humanité.
« Le bombardement de Nuremberg » et « l'or français » sont ainsi deux informations qui circulèrent en août et septembre 1914 et qui se révélèrent absolument fausses. Elles étaient pourtant si plausibles et la population si crédule que presque tout le monde y crut. Voilà l'origine de ce que Kraus allait baptiser la « réalité simulée ». Mais comment peut-on expliquer l'invention de cette fausse réalité ? Pour Kraus, les coupables étaient les journaux, de mèche avec les politiciens et les militaires. Dans un premier temps, il blâma seulement l'irresponsabilité des journalistes, affirmant que c'étaient eux qui exploitaient les diplomates. Mais, à l'automne 1915, il publia une série d'aphorismes plus élaborés sur les liens existants entre la politique, le journalisme et la guerre. Il parvint alors à un jugement plus équilibré, qu'il présenta sous forme de question-réponse : « Comment le monde est-il gouverné et conduit à la guerre ? - Les diplomates disent des mensonges aux journalistes, puis ils les croient quand ils les voient imprimés. »
Le mot « Luge » - falsification ou mensonge - apparaît des centaines de fois dans la Fackel, tout entière construite à partir de l'analyse krausienne d'un système de mensonges qui s'engendrent eux-mêmes. Les mensonges publiés dans la presse sur les prétendues atrocités commises de tout côté incitent les gens à se venger en commettant des atrocités véritables. Ce processus va encore se poursuivre tout au long de quatre années de guerre, durant lesquelles la Fackel accumulera des dizaines d'exemples supplémentaires.
Bien entendu, une fausse réalité du même type est créée au même moment en France et en Grande-Bretagne, au travers notamment de comptes rendus outranciers sur les « atrocités allemandes ». Parmi ces mythes, le plus désastreux fut celui de la prétendue « culpabilité de guerre allemande ». L’affirmation que l'Allemagne avait été l'unique responsable du déclenchement de la guerre eut des conséquences dévastatrices, comme le démontra l'homme politique libéral britannique Arthur Ponsoby dans son livre Falsehood in Wartime ( Le Mensonge en temps de guerre ). Les dirigeants britannique et français, Lloyd George et Poincaré, savaient pertinemment qu'imputer à l'Allemagne la responsabilité exclusive de la guerre était une contre-vérité. Mais l'atmosphère anti-allemande engendrée par leur propre propagande les contraignit à faire inscrire la fameuse clause sur la « culpabilité de guerre » dans le traité de Versailles. Comme Kraus le vit dès 1919, ce traité eut pour résultat de rendre une seconde guerre mondiale à peu près inévitable.

2. LA MENTALITÉ ALLEMANDE D'APRÈS GUERRE
« Le coup de poignard dans le dos » - « L'innocence persécutrice »
« La croix gammée se dresse »

Kraus a emprunté le terme de « mentalité » à la sociologie française moderne pour décrire le climat politique de l'Allemagne du début des années 1920. Pour définir cette mentalité, il reprend le concept familier de « victime innocente » et le renverse en « innocence persécutrice » - « verfolgende Unschuld ». Une parfaite illustration de ce concept est le fameux mythe du « coup de poignard dans le dos », qui permit aux militariste comme Hindenburg d'affirmer que l'armée allemande, restée « invaincue sur le champ de bataille », avait été trahie par les défaitistes - les socialistes, les pacifistes et les juifs. S'il est convaincu d'appartenir au camp des innocents, le criminel peut projeter son acte d'agression sur sa victime. Avec une telle mentalité, c'est la victime qui devient le véritable agresseur et, puisqu'elle est le véritable agresseur, on peut s'en prendre à elle en toute innocence.
Cette mentalité devint si répandue en Allemagne après l'effondrement de novembre 1918 que, lorsque des militants d'extrême droite agressaient et même tuaient un socialiste ou un Juif, ils avaient de bonnes chances d'être acquittés par les juges allemands patriotes. Les tribunaux ne remplissaient plus leur premier devoir : examiner les éléments de preuves pour établir la vérité. Ainsi les juges réactionnaires s'alliaient-ils aux journalistes irresponsables et aux politiciens revanchards. Cela éclaire le commentaire prophétique de Kraus dans la Fackel de janvier 1921: « En Allemagne, où la croix gammée s'élève au-dessus des ruines de l'embrasement du monde, le droit légitime s'annonce dans l'acquittement, qui fait chaud au coeur, des étudiants de toutes les facultés du meurtre.» La croix gammée fascinait Kraus : il la voyait comme une croix chrétienne que l'on aurait tordue pour lui donner des crochets et en faire une arme. Elle incarnait en ce sens l'idée d'« innocence persécutrice ». Le symbole de la souffrance chrétienne innocente devenait l'emblème de l'agression et du mal.

3. FALSIFICATION DE LA MÉMOIRE
"L'amnésie autrichienne et la forteresse de Przemysl"

La critique des mensonges entreprise par Kraus acquiert une force nouvelle de par son insertion dans le tableau de la mentalité d'après guerre. Mais son analyse se complexifie quand il se concentre sur un troisième élément de la création de la réalité virtuelle, « la falsification de la mémoire ». Dans Les Derniers jours de l'humanité, qui paraît sous forme de livre en 1922, la politique de la mémoire constitue un thème central. L’une des scènes les plus frappantes de ce texte montre que la falsification de la mémoire n'est pas seulement un phénomène psychologique ; elle est aussi politique, puisqu'elle est continuellement reconstruite par l'appareil de propagande - une reconstruction si plausible que nous sommes tentés de nous en rendre complices. Dans la scène 16 de l'acte II, un général d'état-major dicte une dépêche de presse sur la forteresse autrichienne de Przemysl qui vient d’etre prise par les Russes ; alors que celle-ci était jusqu'alors considérée comme la fierté de l'armée austro-hongroise, le général minimise sa perte et la traite comme insignifiante. Au journaliste qui, à l'autre bout du fil, s'interroge sur cette présentation, le général répond « On peut tout faire oublier mon ami ! » À l'acte suivant, une scène parallèle (scène 22) se situe après la reprise de Przemysl. Cette fois, la dépêche de presse retourne l'argument et réaffirme l'importance stratégique de la forteresse : « L’artillerie la plus moderne - Comment ? On ne peut pas faire oublier ? Rien que de la quincaillerie ? Mais non, plus maintenant ! On peut tout faire oublier, mon cher ami ! » Cette scène ajoute encore à la complexité de l'analyse de Kraus en montrant que les journalistes ne travaillent pas à l'écart des institutions politiques. Kraus indique ainsi que les rédactions de la presse officielle, les porte-parole du gouvernement et les conseillers en communication ( les spin doctors ) constituent des éléments essentiels du réseau de désinformation.
« On peut tout faire oublier, mon cher ami ! » est l'un des leitmotive de la Fackel de l'entre deux-guerres. Il se menait en effet à cette époque une autre guerre - la fameuse « guerre de la mémoire » - sur la manière dont on devait se remémorer les événements des années 1914-1918. Kraus dénonçait régulièrement l'amnésie autrichienne. C'est le thème de son poème satirique de novembre 1918, « Mir san ja eh die reinen Lamperln [ Nous sommes innocents comme de doux agneaux ] ». En 1918 (et à nouveau en 1945), les Autrichiens prétendirent que la guerre était la faute des méchants Allemands. Mais, comme le fit remarquer Kraus, les Autrichiens ne pouvaient protester de leur innocence que s'ils se faisaient « une gloire de leur mémoire courte ». Tandis que les anciens combattants défilaient dans les rues « N'oublions jamais » devint le slogan de toutes les nations européennes après 1918. Mais tout dépendait des systèmes de valeurs respectifs - de la mentalité dominante. En Angleterre, par exemple, la mobilisation de la Légion britannique pour maintenir vivante la mémoire de « Nos glorieux disparus » fut contrebalancée par le développement certain d'un mouvement pacifiste. Mais en Autriche et en Allemagne, la commémoration de la guerre était orchestrée par des groupes paramilitaires comme la Heimwehr et le Stahlhelm. Le souvenir devint une activité politique ; mythes glorieux et récits désillusionnés se disputaient le contrôle de la conscience populaire. On mit sur pied un gigantesque appareil de monuments aux morts et de commémorations afin de nimber la mort pour la patrie d'une aura de dignité. La satire de Kraus visait à discréditer ce culte de l'héroïsme - une mémoire pervertie du passé dont il craignait qu'elle ne coûtât plus tard des millions de vies.

4. CLICHÉS & SLOGANS
« Se serrer les coudes » -L« Anschluss » - Le « Volk »

Si la propagande politique et le revanchisme militaire constituaient pour Kraus des cibles évidentes, celui-ci réservait sa satire la plus subtile à ces instruments de persuasion cachés que sont les « phrases [ Phrasen] » - c'est-à-dire les slogans et les clichés. Le mot « Phrasen » apparaît plusieurs milliers de fois dans la Fackel, et presque invariablement dans un contexte critique. Dans un texte de février 1929 où il revient sur la Première Guerre mondiale, Kraus rappelle que son idée essentielle a été d'identifier celle-ci à un « déchaînement de clichés préfabriqués ». Par ce lavage de cerveau, la presse est devenue une « organisation mortifère de l'irresponsabilité morale et intellectuelle, créant elle-même les événements ». C'est la corruption journalistique du langage, en particulier par l'usage des clichés, affirme-t-il, qui a causé les pires dégâts.
Les clichés sont-ils réellement si destructeurs ? On peut aborder cette question sous deux angles. Dans une perspective sociolinguistique, les clichés peuvent avoir une fonction constructrice. Ils produisent de la cohésion dans un univers instable. Dans les périodes de modernisation rapide, les clichés, nous rappelle-t-on, « prennent de l'importance en tant que repères d'orientation » : ce sont des « blocs réifiés d'expériences passées » qui aident à combler le « vide institutionnel ». Ils organisent l'expérience vécue en segments prédigérés, encourageant ainsi des modes de comportement conformistes et prévisibles. La société ne pourrait guère fonctionner sans un tel filet de sécurité linguistique, dont les mailles sont formées par des proverbes comme « Il ne faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain ». De telles expressions font appel à la sagesse pratique commune pour établir des liens entre sphère domestique et sphère publique - même les politiciens peuvent exiger un « bon coup de balai ».
Puisque Kraus considère le langage comme le creuset d'où jaillissent les idées, on aurait pu s'attendre à ce qu'il se montre moins hostile envers les expressions proverbiales. Mais il fait une distinction entre les créations verbales délicates et les platitudes destinées à séduire. Les guerres éclatent parce que des politiciens irresponsables « peuvent prétendre représenter la volonté d'une nation qu'ils ont préalablement intoxiquée avec des clichés ». Cela serait impossible s'il n'était pas dans la nature même des clichés de favoriser des modèles de pensée collective fort éloignés des réalités de l'action politique. L’exemple le plus convaincant que Kraus nous en donne est l'expression familière « Schulter an Schulter [ Se serrer les coudes ] ». Elle est citée plus d'une centaine de fois dans la Fackel. L'homme politique qui déclare que l'Autriche et l'Allemagne - ou, bien sûr, l'Angleterre et les États-Unis - devraient « se serrer les coudes » manque à peu près à tous ses devoirs. Il ne s'agit pas seulement d'un cliché ; c'est un slogan politique proféré sur le ton bravache des écoliers pour détourner l'attention des réalités de la guerre moderne.
Dans les premiers travaux de Kraus, sa critique des clichés concernait les questions esthétiques plus que la propagande politique. Mais pendant les années 1920, l'accent a changé : il ne s'agissait plus de critiquer seulement les clichés vides de sens mais aussi les slogans destinés à endormir les esprits. Les slogans de ce genre apparurent notamment pendant la campagne en faveur de l'Anschluss - le rattachement de l'Autriche à l'Allemagne. Kraus s'opposa à cette campagne, surtout quand l'Anschluss était revendiqué par des gens se prétendant socialistes mais qui étaient en réalité farouchement nationalistes. Le plus important de ces slogans, « le peuple allemand », fut celui qui allait finalement dominer tout le discours politique du national-socialisme. Le terme « Volk [ peuple ] », avec ses connotations populistes, nationalistes et racistes, montre comment un seul mot peut donner forme à une vision destructrice du monde. Dans les années 1920, c'était déjà un terme-clé dans le débat sur l'identité autrichienne et dans la campagne en faveur de l'Anschluss.
C'est dans ce contexte que Kraus écrivit un article prophétique dans la Fackel de mai 1926. Ce texte annonce le phénomène de la réalité virtuelle, c'est-à-dire d'images engendrées par les médias pour créer un monde d'illusions plausibles. En réponse aux gros titres de la presse sur l'éventualité de l'Anschluss, Kraus explique que le pouvoir hypnotique du journal a créé une « réalité simulée [vorgetauschte Wirklichkeit] ». En citant mutuellement leurs usages respectifs des concepts de « Volkstum », de « Das deutsche Volk » et de « das Volk Deutschosterreichs », les journaux de Berlin et de Vienne produisent un discours circulaire qui ne se fonde sur aucun événement politique ou diplomatique réel. Par exemple, le chancelier autrichien est en visite à Berlin, mais il n'a pas encore rencontré son homologue allemand, ni même publié un communiqué ; pour combler ce vide, la presse recycle les slogans tirés de « la dernière conversation de bistrot entre les deux royaumes ». Le commentaire de Kraus à ce propos est incisif : « La réalité insinuée et fabriquée par le journalisme, qui étrangle l'imagination et assassine les hommes, vit et se répand en se fondant sur la seule règle de publier en gras et à la une des opinions parfaitement vides, [...] détritus d'une réalité simulée. [...] Jamais le Volte germano-autrichien ne tolérera une politique qui pourrait faire penser le moins du monde qu'elle puisse être dirigée contre le Volte allemand. [ ... ] Les gros titres et les petites phrases créent un monde où rien n'est réel sauf les mensonges. »
En mettant ainsi en avant le mot « Volk » - un concept tendancieux qui présuppose à la fois une solidarité politique et une homogénéité biologique -, les médias créent un cadre de référence par essence fictif. Le problème est que ce gigantesque appareil a la capacité de transformer des « non-événements » en « action et en mort »

La transsubstantiation des métaphores :
« sang », « sel » et «extermination »

On considère parfois que la métaphore ne fait qu'endimancher le langage en remplaçant un mot ordinaire par un autre plus poétique. Pour sa part, Kraus soutient au contraire que les métaphores saturent notre discours quotidien et façonnent nos modes de perception. En lisant l'expression « pour sa part », que je viens d'employer, aucun lecteur ne s'est imaginé le partage d'un gâteau ou d'une somme d'argent. L’origine de l'expression est perdue, mais de telles métaphores invisibles imprègnent notre langage et donc notre mode de vie, comme l'ont montré Lakoff et Johnson dans leur étude systématique sur Les Métaphores dans la vie quotidienne. Ce livre défend l'idée que les expériences vécues fondamentales, comme l'amour ou la dispute, n'ont pas de structure intrinsèque et qu'elles n'en acquièrent une qu'au travers de l'articulation métaphorique. Kraus, quant à lui, insiste avant tout sur les métaphores pour lesquelles on peut mourir - le slogan « se serrer les coudes » par exemple.
La question de la métaphore est au coeur de la philosophie du langage de Kraus, et il attribue une importance toute particulière aux métaphores corporelles ; cette insistance a un lien étroit avec la construction de la réalité virtuelle. Quand nous utilisons une métaphore comme, par exemple, « avoir le sang chaud », faisons-nous référence de manière littérale à quelque chose de physique, au liquide qui coule dans nos veines, ou bien faisons-nous métaphoriquement référence à quelque chose d'intangible, à une disposition psychologique ? Cette question est au coeur de la critique la plus puissante que Kraus ait conduite contre la propagande : Troisième nuit de Walpurgis, ce classique de l'analyse de la propagande nazie, écrit pendant l'été 1933 et publié aujourd'hui aux éditions Agone dans une traduction française qui fera référence. La réponse de Kraus est que la propagande allemande mêle constamment le sens littéral au sens métaphorique. Pire encore : alors que les métaphores caractérisent le comportement civilisé, cette propagande les ramène en arrière dans l'univers brutal de la violence physique.
L'exemple le plus clair est celui de l'idéologie du « sang ». Le sang a de multiples significations, qui vont des liens de parenté et de l'hérédité biologique à l'excitation physique et au courage au combat. Ce fluide vital lui transporte les globules rouges et blancs devient une matrice idéologique qu'invoquent inlassablement racistes et bellicistes. Pendant la la première Guerre mondiale, les réflexions de Kraus l'ont conduit à reconnaître la force motrice à l'oeuvre dans la propagande allemande comme une « soif sanguinaire du langage ». Dans Les Derniers Jours de l'humanité, il nous rappelle que c'est du sang réel qui est versé dans cette guerre, non pas celui des propagandistes mais « le sang des autres » - celui des conscrits jetés dans la bataille. Au lendemain de la guerre, les écrits allemands revanchards furent dominés par le culte du « sang », qui mêlait les notions de courage militaire et de pureté raciale.
Dans Troisième nuit de Walpurgis, ce « mythe du sang » est évoqué des dizaines de fois, depuis l'adhésion de Heidegger au concept de « forces relevant de la terre et du sang » jusqu'à l'exceptionnelle « valeur du sang » pour les SS. La propagande nazie exploite à la fois la croyance selon laquelle le sang détermine l'héritage génétique, et la peur que le « sang aryen » puisse être corrompu par les rapports sexuels avec des non-Aryens. Kraus en conclut que, dans la presse et à la radio allemandes, le mot « sang » apparaît plus fréquemment en un seul jour que pendant une année entière dans tout autre pays. Il cite également le refrain du plus célèbre des chants de marche nazi,
« Quand du sang juif gicle sous le couteau / On ne s'en trouve que mieux ». Ces paroles sont extraites du dernier couplet de Sturmsoldaten, un chant destiné à être entonné non seulement par les SA mais aussi par les groupes de jeunesse. Kraus ajoute que de tels chants ont sur ceux qui les chantent l'effet d'une « bonne dose de méthode Coué ». Émile Coué est ce psychologue français qui fut à l'origine de la vogue de l'« autosuggestion » - cet ânonnement collectif de maximes euphorisantes censées faire disparaître les symptômes de dépression ; ce rituel libérerait les énergies réprimées car l'inconscient « est crédule et accepte avec une docilité ingénue ce qu'on lui dit ». L’idée selon laquelle quand on verse le sang juif « On ne s'en trouve que mieux » est un écho grotesque de la méthode Coué, pimenté de haine raciale.
Pour Kraus, la situation serait moins grave si le « sang » était ici seulement une métaphore. Mais le « miracle de la transsubstantiation » a opéré : « Et quelle révélation serait plus surprenante pour celui qui a connu la langue de près ? Quel spectacle serait plus fracassant que celui de l'enveloppe des mots se remplissant à nouveau du sang qui était autrefois son contenu ? Spectacle réjouissant lorsque ce sang n'est qu'une métaphore […] Spectacle de Gorgone lorsque c'est la renaissance d'un sang physique qui commence à couler hors de la croûte de la langue »
Le concept de « croûte » de la langue implique que les mots ont un pouvoir de guérison, pourvu qu'ils soient utilisés de manière appropriée : ils forment alors un tissu protecteur autour du corps éminemment vulnérable. Utilisées à bon escient, les métaphores participent d'une culture de la dispute dans laquelle le conflit physique a été déplacé sur un plan symbolique. Mais à présent, c'est l'inverse qui s'est produit : « Nous assistons à l'éclosion de la phrase qui devient acte. » Malgré les dénégations, puisque les métaphores sanguinaires créent un climat qui encourage à infliger des blessures réelles, c'est du sang véritable qui inonde les prisons allemandes.
L'exemple le plus parlant que donne Kraus d'une métaphore corporelle est l'expression « Verser du sel sur une plaie ouverte ». Dans les sociétés anciennes, avant l'émergence de la médecine moderne, le sel servait d'antiseptique. Lorsque les marins étaient fouettés en guise de châtiment disciplinaire, on frottait leurs plaies avec du sel, ce qui les rendait bien sûr plus douloureuses mais aidait également à les soigner. Quand cette pratique eut disparu, l'expression a persisté à titre de métaphore, au sens d'aviver chez quelqu'un un sentiment de honte ou de humiliation. Dans Troisième nuit de Walpurgis, Kraus se sert de cet exemple pour montrer que l'équilibre entre le corps et l'esprit, caractéristique d'une langue civilisée, a été rompu : les voyous nazis ont plongé les mains ensanglantées de l'une de leurs victimes dans un sac de sel afin d'exacerber sa douleur.
Son intérêt pour les métaphores comme « Le sang gicle sous le couteau » ou « Verser du sel sur une plaie ouverte » conduit Kraus à interroger la plus fondamentale de toutes les métaphores nazies, celle de l'« extermination ». Qu'entendent véritablement Hitler et ses sbires quand ils parlent d'« exterminer [ausrotten] » leurs ennemis? À l'époque, la plupart des observateurs pensaient que, lorsque les nazis parlaient de « détruire » les communistes et d'« exterminer » les Juifs, ils utilisaient ces expressions de façon métaphorique, au sens de « les chasser des positions de pouvoir ». Quand la presse britannique interprétait de telles déclarations, elle s'en tenait « au sens figuré ». Mais Kraus montre très clairement que l'essence même du mouvement nazi est l'« anéantissement [Vernichtung] » physique. Il cite un passage dans lequel des juristes nazis invoquent les anciennes lois germaniques censées approuver « l'élimination totale de l'ennemi intérieur ». On y explique que, traditionnellement, tout membre du Volk pouvait « abattre sans se cacher » les ennemis de celui-ci. En soulignant ces expressions, Kraus suggère que l'avertissement doit être pris au sérieux. Bref, il avait fort bien compris que le nazisme était gouverné par une « mentalité exterminatrice ».

CONCLUSION
« LIBERTÉ DE LA PRESSE » & « PROPAGANDE GUERRIÈRE »

Kraus a reconnu en 1933 ( comme il l'avait déjà fait en 1914 ) qu'un appareil de propagande avait été mis en place pour justifier une agression militaire. Mon hypothèse est que sa critique peut être considérée comme un « paradigme » : soixante-dix ans plus tard, ses catégories-clés sont toujours valables, et elles peuvent s'appliquer à la guerre qui a débuté en mars 2003 avec l'invasion de l'Irak. Certains optimistes prétendront sans doute que la situation actuelle est complètement différente : nous avons aujourd'hui une presse plus critique et plus indépendante, sans compter les autres médias qui, comme la télévision et l'Internet en particulier, garantissent la liberté d'expression. La réponse de Kraus est que « la liberté de la presse » est pour l'essentiel un mythe. Un journal indépendant ou une chaîne de télévision indépendante, cela ne saurait exister. Tous sont soumis aux pressions des propriétaires, des annonceurs, des intérêts de classe et des idéologies nationalistes. De surcroît, en période de crise, le contrôle effectif des médias passe aux mains des responsables politiques et militaires qui sont bien décidés à diffuser leur propagande belliciste.
La critique que fait Kraus des liens entre le militarisme et les médias constitue l'un des aspects les plus prophétiques de son oeuvre. Nous pourrions conclure sur un exemple simple et assurément paradigmatique : l'affaire Friedjung. En 1908, l'historien néoconservateur Heinrich Friedjung publia un article dans le principal quotidien du pays, la Nette Freie Presse ; il y faisait état de documents censés prouver que l'Autriche était menacée de trahison et de conspiration dans les Balkans. Il s'agissait de justifier une attaque préventive contre la Serbie. Mais la menace de guerre s'évanouit, et l'Autriche réussit à annexer la Bosnie-Herzégovine sans recourir à la guerre prévue. Un an plus tard, Friedjung fut poursuivi pour diffamation par les hommes politiques croates qu'il avait faussement accusés de trahison. Ses « documents » se révélèrent être des faux, fabriqués par le ministère des Affaires étrangères autrichien, et Friedjung subit une humiliation publique.
L’affaire inspira à Kraus sa plus importante analyse politique dans la période qui précéda la Première Guerre mondiale : « Le procès Friedjung» ( décembre 1909 ). Dans ce texte, on trouve le passage suivant : « l'Autriche est la victime des médias la plus consentante qui soit. Elle ne se contente pas de croire ce qui est imprimé, elle croit également le contraire lorsqu'il est également imprimé. […] Les journaux hurlent :« L’Autriche est en danger! » ; et les gens disent : « Pas possible ! » Puis les mêmes journaux hurlent: « L’ Autriche n'a jamais été en danger! » ; et les gens répètent : « Pas possible!» Malheureusement, comme Kraus le faisait remarquer dans cet article, la leçon politique de l'affaire Friedjung n’a pas été retenue, et les va-t-en-guerre l'ont finalement emporté.
Évoquons maintenant le parallèle le plus récent : les faux documents de Colin Powell et des gouvernements américain et britannique. Les preuves utilisées pour justifier l'invasion de l'Irak en 2003 se sont révélées aussi fausses que celles invoquées dans l'affaire Friedjung. Mais aucun tribunal américain ou anglais n'a réussi à condamner les dirigeants politiques responsables de ce faux scénario, qui a pourtant coûté d'innombrables vies humaines. Les photos de bases ennemies présentées par le secrétaire d'État américain Colin Powell aux Nations unies pour justifier l'attaque contre l'Irak relevaient davantage des ficelles de la communication que du renseignement fiable. Nous savons aujourd'hui qu'il n'y avait pas d'« armes de destruction massive » en Irak, et que Saddam Hussein n’avait rien à voir ni avec Al Qaida ni avec les attentats contre les Twin Towers. Mais, pendant des mois, ces fables élémentaires ont été rabâchées par les médias patriotiques avec une telle insistance que la majorité des membres du Parlement britannique et du Congrès américain ont fini par les croire. Le fiasco Friedjung se répétait, mais cette fois c'était l'Amérique qui était prétendument en danger : l'Angleterre et la puissance militaire dominante devaient « se serrer les coudes ».
L’attaque austro-hongroise contre la Serbie en août 1914 comportait tout au moins un zeste de logique puisque le complot visant à assassiner l'archiduc François Ferdinand fut bel et bien ourdi à Belgrade. Mais comment un acte de terrorisme commis par des Saoudiens entraînés en Afghanistan peut-il justifier l'invasion de l'Irak ? Nous sommes là devant une réalité simulée à grande échelle. Ainsi ma contribution se conclut-elle comme elle a commencé, en rappelant la déclaration prophétique de Karl Kraus à l'automne 1915 - déclaration qui n'a rien perdu de sa valeur quatre-vingtdix ans plus tard : « Comment ce monde est-il gouverné et conduit à la guerre? - Les diplomates disent des mensonges aux journalistes puis ils les croient quand ils les voient imprimés. »

EDWARD TIMMS

Traduit de l'anglais par Frédéric Cotton

1 commentaire:

Réseau Citoyen Libres a dit…

Bonjour,

Cette invitation vous est envoyée car votre site aborde des thèmes qui concernent également ce Réseau http://reseau-citoyens-libres.blogspot.com/tout nouvellement crée.

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