mardi 24 avril 2007

Extrait de : « Les derniers jours de l’humanité » de Karl Kraus ( 1919 )

Il est difficile de choisir un extrait dans une œuvre si dense et si vaste ( près de 800 pages ).
Contexte de l’extrait : pas loin de la fin de la guerre en 1918.

Scène 21

Ministère de la Guerre.


UN CAPITAINE ( lisant un texte ) : Secret militaire ! - Eu égard au million ou presque de prisonniers de guerre russes qui au cours des mois à venir quitteront la monarchie austro-hongroise pour regagner leur pays, les sentiments avec lesquels ces prisonniers se rappelleront le temps passé dans notre patrie sont d’une importance capitale. Une action déclenchée par nos soins au moment opportun semble donc hautement souhaitable afin d'atténuer leurs impressions et expériences malheureuses en captivité et de raviver et d'affermir celles qui furent agréables et réjouissantes. Les Russes qui regagnent leur pays ne se souviendront pas de nous avec une morne indifférence ou même une hostilité haineuse mais se feront sciemment et par conviction les messagers de la civilisation austro-hongroise dans leur propre patrie. Les moyens d'obtenir un effet aussi favorable se trouvent dans la mise en oeuvre d'une propagande politique, sociale et économique généreuse, adaptée à l'âme russe et portée par des intentions sincères. L’intention est que, peu avant l'expulsion -
LE SECRAITAIRE: Comment ?
LE CAPITAINE : - l'expulsion des prisonniers de guerre russes, l'on éveille par le biais de conférences de propagande sur les questions politiques, sociales et économiques un esprit favorable à l’Autriche parmi les prisonniers de guerre russes. En plus de toutes les conséquences importantes par exemple pour notre économie, un tel infléchissement de l'âme russe peut entraîner un important recul de la propagande mensongère que nos ennemis déversent sur le monde entier. Afin d'obtenir un effet durable sur les prisonniers russes, la propagande auprès des prisonniers russes ne se limitera naturellement pas à la tenue de conférences. Au contraire, il sera nécessaire, jusqu'à l'évacuation définitive, d'agir favorablement sur les prisonniers russes par d'autres moyens, comme il se doit, à tous point de vue. - Allez à la ligne.
En considérant les faits, il est évident que si une telle propagande était menée exclusivement par les organes de l'administration militaire elle perdrait indubitablement beaucoup de sa valeur première - eh oui, c'est vrai après tout - et il semble avantageux dans la perspective de l'objectif que pour cette mission il soit fait appel, comme il se doit, à des personnes compétentes et intéressées tant au plan idéologique que pratique, afin de la hisser à un niveau le plus éloigné possible des formes militaires. - Enfin bon, c'est un peu fort de café ! - Cette condition essentielle entraîne à son tour que, pour des raisons relevant de la discipline militaire, une telle propagande ne puisse être distillée que peu de temps avant le départ des prisonniers de guerre russes - évidemment ! - avec l'espoir que ceux-ci retourneront dans leur patrie avec les impressions fraîches et immédiates reçues par ce biais. - A la ligne. Politiquement : Avec une conviction jaillie de la plus profonde sincérité, c'est en Autriche-Hongrie justement que l'on peut sans arrière-pensée donner aux Russes rentrant au pays l'assurance que notre patrie n'a nullement voulu la guerre, et ardemment souhaité la paix - c'est pas mal qu'il souligne ça, on est des enfants de choeur, nous autres, de toute façon -
LE SECRÉTAIRE : Comment ? On est -
LE CAPITAINE : Non, ça vous ne l'écrivez pas ! - donc souhaité la paix, que l'on regrette expressément, franchement les rigueurs incontestablement liées au sort des prisonniers en captivité et que tous les torts subis - allons, allons ! - par les prisonniers ne sont nullement le fait de ressentiment, mépris, ou pire, de haine à l'égard du peuple russe, mais proviennent uniquement des difficultés accumulées en raison de la durée prolongée du conflit. -À la ligne ! Socialement : Sans effleurer ne serait-ce que d'un mot la situation sociale actuelle en Russie, on peut expliquer efficacement aux russes qui retournent chez eux les avantages et les spécificités de nos structures sociales. Il faut attirer en particulier l'attention sur l'accroissement continu du bien-être et du progrès dans ce type d'organisation sociale, et sur le profit qu'en retirent la communauté aussi bien que l'individu. - Eh oui, c'est vrai après tout - À la ligne. Nous en arrivons maintenant au coeur du problème. Économiquement : Dans la mesure où les faits prouvent que l'on ne surmontera les grandes difficultés nées partout de la durée prolongée de l'état de guerre et de troubles que grâce au déploiement maximal de toutes les forces de travail disponibles et grâce à la mise en route parallèle, rapide et généreuse, dépassant les frontières des États, de l'échange des biens, les Russes rentrant au pays finiront par comprendre tout à fait la nécessité absolue de nouer rapidement et sans réserve des relations commerciales avec la Monarchie. Ce sera facile, dans cette perspective, de démontrer aux gens de manière convaincante que le paysan qui dissimule ses réserves, les soustrayant ainsi au marché libre, se nuit à lui-même, dans la mesure où, ce faisant, justement, il n'entre pas - ou alors très tardivement - en possession des articles de consommation courante qu'il convoite. Car justement, notre population, chargée de la fabrication de ces denrées, n'est pas à même, en vison d'une nourriture insuffisante, de développer les énergies économiques maximales nécessaires en temps de paix, avec une bonne alimentation, à une large exportation. - Bon, ils finiront quand même par le comprendre, ça ! -À la ligne.
En ce qui concerne les zones agricoles, en particulier les prisonniers de guerre des communes rurales, une propagande n’est pas forcément nécessaire, à moins de suggérer aux prisonniers de guerre russes vivant à la campagne que les conditions d'alimentation des populations citadines laissent beaucoup à désirer et qu'un secours sous forme d'importation venue de l'extérieur serait plus qu'urgent. - Ils finiront par le piger, ça. - À la ligne.
Il en va tout autrement des prisonniers de guerre russes dans les usines, sur les chantiers de toute sorte et dans l'administration. En l'occurrence, il serait très utile que les employeurs prennent en charge le devoir patriotique d'alléger, comme il se doit, leurs derniers jours de travail chez nous. - À la ligne !
Tous les directeurs militaires des entreprises soumises à la loi sur l’effort de guerre et des exploitations minières militaires et tous commandants sont par conséquent tenus de visiter, voire d'inspecter immédiatement tous les endroits où sont employés des prisonniers de guerre russes et d'agir de façon semblable sur les prisonniers de guerre, comme cela a été exigé d'ores et déjà des commandants des camps (sous rubrique du décret ministériel n° 14169/18). -À la ligne.
Le commandant du camp visitera les différentes unités d‘habitation et établira des contacts personnels avec les prisonniers russes. ( D'une voix chaleureuse. ) Tantôt il les interrogera sur leur santé, tantôt sur leurs parents, sur leur alimentation, le courrier, l'habillement. En cas de plaintes, il devra se prêter à une enquête sur place, dans les moindres détails, en public, devant tous les prisonniers de guerre. Il devra les convaincre qu'il ne recule devant aucun effort pour découvrir la vérité et ainsi faire régner la justice. Il se servira des plaintes au sujet de l'alimentation et de l'habillement pour prouver aux Russes que ce n‘est pas notre faute mais celle de nos ennemis à l'ouest et qui donnerions avec joie davantage tout spécialement aux prisonniers russes si nous disposions de plus. À présent les Russes, eux, ne sont plus nos ennemis. ( Encore plus chaleureux )
D'ailleurs nous ne les avons jamais considérés comme ennemis, ainsi que le prouvent les nombreuses guerres antérieur qui virent Russes et austro-hongrois se battre vaillamment côte à côte. Le commandant du camp se rendra de temps à autre aux cuisines quand la viande ou les poissons sont sur le point d’être distribués. Il en prendra un, deux ou quatre à l'instant ou -
LE SECRÉTAIRE : Comment?
LE CAPITAINE : - à l'instant où avec leur gamelle ils vont du lieu de distribution à leur couche. ( Avec zèle. ) Poser la gamelle, apporter la balance, peser la viande ou le poisson. Plus il y a de public, mieux c'est. Ensuite, le livre de comptes, combien de viande a été achetée au total ce jour-là ? Retrancher 25% pour les os, 20 % pour la cuisson, diviser le reste par le nombre de portions et ( menaçant ) s'il manque ne serait-ce que 10 grammes sur une portion - eh bien, sur deux cents portions, par exemple, deux kilos de viande ou de poissons auront été volés. (Sévèrement.) Qui a fait ça ? Commission d'alimentation, cuisiniers, chargés d'inspection, au rapport ! Procès sévère devant l'ensemble des prisonniers de guerre de l'unité d'habitation. Conséquence : mise à pied des cuisiniers, de la commission d'alimentation et de tous les employés à la cuisine si le coupable n'est pas trouvé. À la trappe - euh, à la ligne !
Si le commandant du camp trouve chez les Russes du tabac, des cigarettes, du pain acheté à l'extérieur, du saucisson, et cetera, il les interroge sur le prix que tel ou tel prisonnier de guerre a dû payer. Bientôt on découvrira que parmi les prisonniers de guerre il y a de nombreux trafiquants. Ces adeptes du marché noir ne sont pas toujours des juifs. Ils ont des contacts à l'extérieur du camp auprès desquels ils se fournissent au moment opportun pour revendre les articles achetés à leurs camarades, les prisonniers de guerre, trois ou quatre fois plus cher. Si le commandant du camp réussit à attraper un tel trafiquant - ( Rageur. ) à poil, fouille corporelle et fouille de la valise. Bien souvent, il trouvera sur lui 500 couronnes, voire plus. Confisquer et répartir entre les autres prisonniers de guerre toute somme excédant celles dont il peut justifier l'origine. -À la ligne !
Dans les circonstances actuelles, les prisonniers de guerre russes écouteront le commandant du camp pendant des heures s'il est capable de leur donner des informations sur les échanges. Ce sera quand, notre tour, combien de temps encore ? S'il est en mesure de leur prouver par a plus b que ce n'est pas notre faute si les échanges traînent autant, les prisonniers de guerre reprendront goût au travail - sauf qu'il ne devra pas dénigrer la Russie. Ce serait une faute grossière. - À la ligne !
( Avec sensiblerie. ) Les coeurs russes s'ouvriront grand, de plus en plus grand, lorsque le colonel lui-même leur dira de temps à autre les dernières nouvelles de Russie qu'il vient de glaner dans le Morgenblatt. ( Prenant la pose. ) Avec droiture et obéissance, ils l'accueilleront d'un salut, aucun manquement à la discipline n'est à craindre quand il leur parle. Partout, et ici à plus forte raison, il devra donner l'exemple et saluer lui aussi avec toute la droiture que lui permettent son âge et ses infirmités.
( Il fait le salut militaire. ) Une visite du commandant du camp à l'hôpital du camp -
UN ASPIRANT ( entrant ) : Mon capitaine, avec votre permission, le colonel demande le rapport sur les prisonniers de guerre russes.
LE CAPITAINE : Le décret sur la propagande ? Je m'y consacre, justement.
L'ASPIRANT : Pas sur la propagande, sur les morts de faim
E CAPITAINE : Les morts de faim ? Où est-ce qu'ils sont encore morts de faim ? On l'a ici, ce dossier ?
L'ASPIRANT : Il s'agit du cas de ce Russe qui dormait sur une couche avec deux autres et qui est mort de faim. Il était déjà en état de décomposition quand l'inspecteur est entré dans la pièce, et les deux autres étaient si faibles qu'ils n'ont pas pu se lever ni appeler.
LE CAPITAINE : Minute - dis au colonel que je vais de suite examiner les arrivages, mais pour l'instant je m'occupe de la propagande, tu sais, pour atténuer les impressions malheureuses des prisonniers de guerre et qu'on puisse de nouveau nouer des relations commerciales et qu'ensuite ils nous envoient des vivres, les Russes, une fois qu'ils sont rentrés chez eux, et cetera.
( Changement. )


Scène 22


Gouvernement provincial à Brno.

LE GOUVERNEUR : J'ai une idée ! (À son secrétaire.) parmi les enseignements les plus importants que nous pouvons, que nous devons tirer de cette guerre mondiale meurtrière et des sacrifices qu'elle exige de la part de la population toute entière, le moindre n'est certainement pas l'importance de l’éducation dans l'esprit patriotique qu'il faut transmettre à notre jeunesse dès l’école, de la connaissance et de l'amour de la patrie, dans ses limites les plus étroites et les plus larges, qu'il faut lui inculquer, et de tous ces germes qu'il faut planter dans l'âme enfantine et dont naîtront ces magnifiques qualités viriles qui rendront le jeune homme apte à satisfaire en tant que patriote enflammé, animé par l'amour et par le sens du devoir et de la fidélité envers la maison impériale et la patrie, et à accomplir avec conscience et dévouement ses devoirs de citoyen, et à sacrifier même, le cas échéant, sa vie et sa santé pour ces idéaux.
En Autriche, hélas, peu de préparatifs ont été menés dans ce sens, et il me semble qu'il serait du devoir de toute personnalité de l'Empire de rattraper ce retard et de se préoccuper du développement futur des sentiments patriotiques et dynastiques de la génération à venir, sentiments qui, Dieu soit loué, sont partout présents en germe.
Une petite revue mensuelle rédigée dans un style populaire et adaptée à l'esprit de notre jeunesse scolarisée, intitulée Mladé Rakousko, sera diffusée dans nos écoles primaires et secondaires ainsi que dans nos écoles professionnelles, et je considère comme un devoir sacré de tous nos compagnons d'esprit et de condition , comme une noble tâche de nos grands propriétaires terriens, de soutenir la diffusion de ce mensuel dans les écoles relevant de sa zone d'influence économique en souscrivant un abonnement à un certain nombre d'exemplaires pour ces écoles afin de rendre possible la distribution gratuite de ce mensuel aux élèves démunis : on peut en attendre à juste titre non seulement un effet sur les élèves eux-mêmes, mais aussi une influence sur les membres plus âgés des familles.
L'abonnement annuel à cette revue s'élève à 2,40 couronnes et peut être souscrit à Brno, au 18, place de l'Empereur-François-Joseph.
Puisse cet appel -

( changement.)

Scène 23


Dans une école primaire.
Quelques bancs sont vides. Les enfants encore en vie sous-alimentés. Tous ont des vêtements en papier.

L'INSTITUTEUR ZEHETBAUER : - - Prenez garde aux rumeurs en circulation et combattez-les comme il se doit. Le projet machiavélique des ennemis est de semer le trouble dans vos rangs, mais ils n'y parviendront pas. Fermez votre oreille à leurs allégations comme quoi nous ne pourrions pas tenir bon jusqu'à l'heureux dénouement et comme quoi régnerait chez nous la famine. Qui en est responsable, sinon les ennemis ? Et à présent ils développent même une activité d'empoisonnement de puits, car - ( Un garçon lève le doigt. ) Que veux-tu, Gasselseder ?
GASSELSEDER: S'il vous plaît, monsieur, alors on n'a le droit de rien boire ?
L'INSTITUTEUR : Assis, tu es un sot, je n'ai pas parlé au sens figuré mais au sens propre ! L'ennemi, incapable de nous vaincre sur le champ de bataille, a l'intention de saper nos forces à l'arrière. Ainsi donc, méfiez-vous des rumeurs. Contribuez de la manière la plus énergique à leur répression. Elles font partie de l'arsenal de nos ennemis -
( Un garçon lève le doigt. ) Que veux-tu, Anderle ?
ANDERLE : S'il vous plaît, monsieur, nos ennemis aussi ils ont un arsenal ?
L'INSTITUTEUR : Bien sûr qu'ils en ont un, seulement il ne contient que des rumeurs, et ils ne reculent devant aucun moyen pour miner l'édifice de la Monarchie, voire même desserrer les liens d'amour et de vénération qui nous attachent à la maison impériale. Kotzlik, tu déranges le cours, répète ce que je viens de dire.
KOTZLIK : Les ennemis - les ennemis, ils ont - miné l’arsenal - et - nous ne reculons devant aucun lien - qui nous attache à rien -

L'INSTITUTEUR : Mauvais sujet ! Tu resteras ici après la classe et recopieras dix fois la phrase que je te dicterai. Assis, bon à rien ! Et vous autres, soyez fermes. Prenez exemple en cela sur le Soldat de bois. Tant que l'aigle impérial des Habsbourg, symbole défiant les temps, évoluera au-dessus de nos têtes, il restera dressé, comme bâti pour l'éternité. Allez vous en convaincre vous-mêmes, allez sur place et n'hésitez pas à y planter un clou, dans la mesure où il y a encore de la place pour un clou, avec la permission de messieurs vos parents ou tuteurs. En vous y rendant fermez votre oreille aux langues sournoises car elles osent même prétendre que les jours du Soldat de bois sont comptés et qu'à sa place se trouvera bientôt un marchand de saucisses. Dieu soit loué, nous n'en sommes pas encore là et nous supportons volontiers les privations que la patrie nous impose tant que la victoire n'est pas définitivement acquise mais fluctue d'un camp à l'autre. Et pourtant ! Si nous - ( Un garçon lève le doigt. ) Que veux-tu, Zitterer ?
ZITTERER : S'il vous plaît monsieur, la paix !
L’INSTITUTEUR : Assis, mauvais sujet ! Toi, tu finiras la corde au cou quand tu entreras dans la vie, je te le prédis. Assis, bon à rien ! Tu n'as pas honte ? Et qu'est-ce qui se passe, là, au troisième rang ? Merores, mais tu bavardes !
MERORES : Papa a dit qu'il ne comprend pas cet enthousiasme pour la paix, lui, il n'est pas pressé, au contraire, je crois que ça l'embêterait plutôt, il a gagné pas mal de sous, et s'il va y avoir la paix, ça sera fini tout ça.

L'INSTITUTEUR : Merores, c'est bien que ton père tienne bon si vaillamment et qu'il donne l'exemple, mais tu parles sans qu'on t'interroge et c'est là un signe que grâce aux menaces de l’ennemi la discipline s'est d'ores et déjà fortement relâchée. Je n’irai pas jusqu'à supposer que vous êtes à la solde de la propagande ennemie qui a ses antennes partout, mais je dois vous dire : alors que la décision finale est à portée de notre main, pareil comportement me paraît hautement suspect. Je ne peux que le marteler encore et encore : restez ferme quoi qu'il arrive ! Que se produirait-il si même vous deviez vaciller ? Les ennemis envahiraient le pays et alors malheur à vous, malheur à vos soeurs et à vos promises, malheur à messieurs vos parents ou tuteurs ! ( Un garçon lève le doigt. ) Que veux-tu, Sukfüll ?
SUKFÜLL : S'il vous plaît, monsieur, les étrangers ! Mon père, il a dit qu'il ne veut plus tenir bon, il n'y tient plus, il serait grand temps que les étrangers arrivent !
LA CLASSE : Oui, cultivons le tourisme !
L'INSTITUTEUR : Mais non ! Ce n'était pas dans ce sens là ! Le tourisme est une tendre petite plante qui exige tous nos soins. Est-ce que vous auriez la nostalgie des macaronis ?

LA CLASSE : Oui ! On voudrait avoir quelque chose à manger !
L'INSTITUTEUR : Bah ! Vous êtes de mauvais sujets ! Quelle honte ! Que doit penser de vous feu notre vénéré monarque dont le portrait jadis vous contemplait de là-haut ? Jamais il n'aurait pu s'imaginer qu'il en résulterait une telle dépravation lorsqu'il se vit contraint d'entreprendre cette guerre défensive délibérément suscitée, et de tirer l'épée contre des forces supérieures en nombre. Gare à vous si l'ennemi envahit le pays ! Il descendrait dans les hôtels de luxe, ça ne serait pas drôle pour vous, et nos épouses, les gardiennes du foyer familial en seraient pour leurs frais. Avez-vous oublié tout ce que je vous ai dit ? J'espère bien que non !
LA CLASSE : Alors que la rude tempête guerrière balaye nos contrées, que notre illustre monarque a appelé aux armes des milliers et des milliers de nos fils et de nos frères, se font jour les premiers signes d'un accroissement du tourisme. Ainsi donc ne perdons jamais de vue cet idéal. Entonnons plutôt cette vieille chanson que vous nous avez apprise jadis en temps de paix, Cultivons le tourisme ! ( Ils chantent. )
A, a, a, les touristes les voilà.
Les temps moroses sont révolus,
Les étrangers enfin affluent.
A, a, a, les touristes les voilà.

(Changement.)

Scène 24

A la fédération du Tourisme.

LE REDACTEUR : - - de vous demander quelques déclarations sur l'organisation du tourisme après la guerre : savoir si des mesures ont déjà été envisagées dans ce domaine.
LE RESPONSABLE : Bien évidemment. Comme vous le savez, les jours-ci, suite au congrès de la section médicale des corporations estudiantines, a eu lieu un échange entre représentants des groupes spécialisés dans le tourisme des corporations estudiantines d'Allemagne, de Hongrie et d'Autriche.

LE REDACTEUR : Il faut sans doute s'attendre à ce que le problème du tourisme après la guerre soit examiné sous des angles totalement nouveaux.
LE RESPONSABLE : Indubitablement.
LE REDACTEUR : Auriez-vous l'amabilité de me donner d'abord un indice sur la direction que prendra après la guerre la situation de nos frères d'armes en regard du tourisme ? Il n'est pas question sans doute que l'ennemi ne subisse pas de pertes aussi dans ce domaine ?

LE RESPONSABLE : Selon toute probabilité, les Allemands ne se rendront évidemment pas sur les lieux de tourisme belges et français.
LE REDACTEUR : Vous voulez dire que les Allemands ne pourraient pas ou ne voudront pas se rendre sur ces lieux ?
LE RESPONSABLE : Je veux dire que les Allemands ne pourront pas vouloir se rendre sur ces lieux.
LE REDACTEUR : Alors les Allemands chercheront sans doute des remplacements ? Je veux dire, des lieux de remplacement dans leur propre pays ?
LE RESPONSABLE : La côte allemande offre suffisamment de lieux pour remplacer les plages de la mer du Nord.

LE REDACTEUR : Mais où les Allemands chercheront-ils des lieux pour remplacer la Côte d'Azur ? Selon toute évidence, chez nous ?
LE RESPONSABLE : La côte autrichienne de l'Adriatique est sans doute parfaitement apte à remplacer la Côte d'Azur avec ses avantages climatiques comme lieu de villégiature au printemps et en été ; elle devra donc s'attendre à un gros afflux de touristes.
LE RÉDACTEUR : En mentionnant la côte autrichienne de l'Adriatique en opposition sans doute à la côte italienne, vous voulez en tout cas affirmer que l'Adriatique sera toujours -

LE RESPONSABLE : - nôtre. Certes, sinon les Allemands seraient contraints de chercher un remplacement pour l’Adriatique aussi.
LE RÉDACTEUR : Si je vous ai bien compris, vous êtes donc d'avis que c'est principalement le public allemand que notre tourisme devra prendre en compte ?
LE RESPONSABLE : En effet.
LE RÉDACTEUR : Venons-en à l'essentiel. Quelles serons les attractions que nous pourrons offrir après guerre aux étrangers, ou plutôt que pourrons-nous leur offrir en remplacement des monuments éventuellement détruits par la guerre ? Pour l'Adriatique vous avez très justement établi un pronostic favorable. Mais qu'avons-nous à offrir en plus ?

LE RESPONSABLE : En plus, les pays alpins, avec leurs superbes souvenirs de guerre, constitueront un pôle d'attraction pour le public touristique des empires centraux.
LE RÉDACTEUR : Quel genre de souvenirs de guerre seraient envisagés dans ce domaine ?
LE RESPONSABLE : Nous caressons l'espoir que le recueillement sur les tombes de nos héros et dans les cimetières militaires entraînera la venue de nombreux voyageurs. Il s'agit de mettre de nouveau en valeur notre maison. Et sur ce point justement nous en appelons à la collaboration de la presse puisqu'il nous incombe de mettre à profit les attractions que recèle chaque époque, et que les tombes de ceux qui sont morts au champ d'honneur semblent faites tout exprès pour autoriser l’espoir d'une reprise du tourisme.

(Changement.)





Aucun commentaire: