samedi 31 mars 2007

FÉCONDITÉ MORALE in ESSAIS

L'égoïsme est une fiction des théoriciens de la morale ; ne vouloir que son propre bien n'est absolument pas, pour le sentiment, simple affaire personnelle. Purement égoïste ne pourrait être qu'une totale surdité affective, un automatisme non accompagné de conscience, le court-circuit entre stimulus sensoriel et volonté sans interposition d'aucun sentiment du monde. Le débauché, le grand criminel, le coeur de glace représentent comme tout autre type d'homme des variétés de l'altruisme ; comme on a dû reconnaître dans le donjuanisme une forme d'amour.
On a démontré que tout mouvement d'altruisme peut être ramené à des gestes d'égoïsme ; on aurait pu démontrer aussi bien que tout acte égoïste cache des élans altruistes sans lesquels il ne serait pas pensable. Les deux déductions, sous cette forme extrême, sont également drôles ; c'est la majesté du concept dans un pot branlant, un jeu intellectuel involontaire - du fait que le terrain affectif sur lequel il se déroule est mouvant.
Ce qui ressort de l'analyse de tout exemple d'égoïsme, c'est un rapport affectif avec l'entourage, une relation entre soi et l'autre qui se trouve être, aux deux bouts, difficile. Mais il n'y a jamais eu non plus d'altruisme à l'état pur. Il n'y a jamais eu que des êtres amenés à rendre service à d'autres parce qu'ils les aimaient, et des êtres amenés à leur nuire parce qu'ils les aimaient sans pouvoir exprimer autrement cet amour. Ou qui faisaient l'un et l'autre, parce qu'ils haïssaient. Mais la haine et l'amour ne sont eux-mêmes que des manifestations trompeuses, des indices fortuits d'une seule et même force qui tourmente nombre d'entre nous et que l'on peut définir seulement comme une agressivité morale, le besoin - d'ordre finalement imaginaire - de réagir de quelque violente façon sur son prochain, de se répandre en lui, de l'anéantir ou de bâtir, par rapport à lui, quelque constellation riche de trouvailles intérieures. L'altruisme comme l'égoïsme sont des possibilités d'expression de cette imagination morale ; mais ils ne sont, ensemble, pas davantage que deux de ses innombrables avatars.
De même, le mal n'est pas le contraire du bien ou son absence ; ce sont des phénomènes parallèles. Bien et mal ne sont pas des contraires fondamentaux, moins encore ultimes, de la morale, comme on l'a toujours supposé, même pas, probablement, des concepts particulièrement importants pour sa théorie ; ce sont des combinaisons, des abrégés pratiques. Les opposer diamétralement relève d'un stade de pensée antérieur où l'on attendait tout de la dichotomie, et n'est guère scientifique. Ce qui prête une apparence de sérieux à toutes ces bipartitions morales, c'est qu'on les confond avec la distinction entre ce qu'il faut combattre et ce qu'il faut encourager. Cette opposition authentique, inséparable de tous nos problèmes, comporte effectivement, elle, une composante importante de la morale, et toute théorie qui chercherait à l'émousser ou à la réduire ne saurait être que boiteuse. Mais prétendre que tout comprendre, c'est tout pardonner, n'est pas une erreur plus grave que d'affirmer que la décision sur ce qu'a de pardonnable ou d'impardonnable un phénomène moral en épuise la signification. On voit là se confondre deux notions qu'il faut absolument garder distinctes. Ce que l'on doit combattre ou encourager, ce sont des réflexions pratiques et des situations de fait qui le déterminent et suffisent, pourvu qu'on laisse assez de jeu aux contingences historiques, à l'expliquer. Pour justifier le châtiment d'un voleur, il n'est pas besoin de raisons dernières : les actuelles suffisent. Mais on ne trouvera pas trace, en pareil cas, de méditation ou d'imagination morales. Si quelqu'un, en revanche, au moment de châtier, se sent paralysé, s'il voit son droit de toucher à autrui brusquement vaciller, s'il se met à faire pénitence ou se saoule à mort dans des tavernes, ce qui lui arrive alors n'a plus rien à voir avec le bien et le mal; il ne s'en trouve pas moins dans un état de réaction morale extrêmement violente.
La preuve que nous ressentons la morale, en profondeur, comme une aventure vécue, c'est que ses théoriciens eux-mêmes quittent volontiers le terrain sûr de l'utilitarisme pour tenter d'élever ses commandements au niveau d'une expérience vécue originale, pour faire entendre à notre porte les coups frappés par le sentiment - sous le masque d'un étranger imposant : le devoir. L'impératif catégorique - et tout ce que l'on a tenu depuis pour un événement spécifiquement moral - n'est au fond qu'un détour, masqué de dignité bougonne, pour retrouver le sentiment. Mais, ce faisant, ce que l'on met au premier plan est quelque chose d'absolument secondaire et dépendant qui présuppose des lois morales au lieu d'en créer; une expérience accessoire et nullement, il s'en faut ! l'expérience centrale de la morale.
De tous les principes moraux jamais énoncés, le plus fortement imprégné d'altruisme n'est ni «Tu aimeras ton prochain comme toi-même », ni « Fais le bien », mais celui selon lequel la vertu peut s'enseigner. Toute activité rationnelle, en effet, a besoin de l'autre et ne se développe que dans l'échange d'expériences communes. Mais la morale ne commence vraiment que dans la solitude qui sépare chaque homme de l'autre. C'est à cause de l'incommunicabilité, de l'enfermement en soi, que les hommes ont besoin du bien et du mal. Le bien et le mal, le devoir ou la forfaiture sont les formes sous lesquelles l'individu crée un équilibre affectif entre lui et le monde. Or, l'important n'est pas seulement d'établir la typologie de ces formes, c'est, plus encore, de comprendre la pression qui les crée ou l'état de dépression sur lequel elles se fondent, ainsi que leur infinie diversité. L'action - que l'on ait affaire à un héros, un saint ou un criminel - n'en est que la traduction balbutiante. Le meurtrier sexuel lui-même est, en quelque recoin de son âme, plein de blessures intimes, de brigues secrètes, il est encore, quelque part, comme un enfant à qui le monde a fait tort ; mais il n'a pas les moyens de l'exprimer autrement qu'il vient précisément d'y parvenir. Il y a chez le criminel à la fois une résistance et une absence de résistance au monde, et l'une et l'autre se retrouvent en tout homme à forte destinée morale. Avant d'éliminer pareil individu - serait-ce le plus infâme -, on devrait recueillir et conserver ce qu'il y avait en lui de résistance, et que le monde a dégradé. Et nul n'est plus nuisible à la morale que ces maniaques du bien et du mal qui, saisis d'une molle terreur devant telle ou telle de leurs manifestations, en refusent jusqu'au contact.

Robert Musil. ( Mars 1913 )

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