vendredi 16 février 2007

L'EUROPE DÉSEMPARÉE
ou
PETIT VOYAGE DU COQ À L'ÂNE ( Robert Musil 1922 )


L'auteur est plus modeste et moins secourable que le titre ne le ferait croire. Je suis convaincu de la fausseté non seulement de ce que je dis, mais aussi de ce qu'on y objectera. Il n'en faut pas moins commencer à parler; en pareil sujet, la vérité ne se trouve pas au milieu, mais tout autour, pareille à un sac qui, à chaque opinion qu'on y fourre, change de forme, mais gagne en consistance.

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Je commencerai par un symptôme.
Nul doute que, depuis dix ans, nous ne fassions de l'histoire mondiale, sous la forme la plus voyante, sans pouvoir, pour autant, l'appréhender. Nous n'avons pas été réellement changés ; un peu d'outrecuidance avant, une vague gueule de bois après ; nous étions des citoyens industrieux, nous sommes devenus des meurtriers, des assassins, des voleurs, des incendiaires et ainsi de suite : nous n'avons pas vécu quoi que ce soit pour autant. Ou estce que je me trompe ? La vie continue exactement comme par le passé, tout juste un peu affaiblie peut-être, avec des prudences de convalescent; la guerre nous a paru plus proche du carnaval que de la bacchanale, et la révolution a fini au Parlement. Nous avons donc été toutes sortes de choses sans changer pour autant, nous avons beaucoup vu et n'avons rien appréhendé.
A cela, je crois qu'il n'y a qu'une réponse : nous ne disposions pas des concepts qui nous auraient permis d'intégrer ce vécu. Ni même, peut-être, des sentiments dont le magnétisme les y aurait aidés. Il ne nous est resté qu'un malaise plein de stupeur, comme si les voies nerveuses frayées par l'événement avaient été prématurément coupées.
Un malaise. L'Allemagne fourmille de sectes. On lorgne vers la Russie, l'Extrême-Orient, l'Inde. On accuse l'économie, la civilisation, le rationalisme, le nationalisme, on imagine un déclin, un relâchement de la race. La guerre a fait s'effondrer toutes nos voûtes. Même l'expressionnisme se meurt. Le cinéma, lui, poursuit sa progression. (Rome à la veille de sa chute.)
En France, en Angleterre, en Italie - autant qu'un profane en peut juger vu la carence de nos services d'information -, l'incertitude ne semble pas moindre, même si ses manifestations peuvent différer.

2

Telle apparaît l'histoire mondiale vue de près : on ne voit rien.
Sans doute objectera-t-on que nous sommes trop près. C'est une comparaison empruntée au sens de la vue: il arrive qu'on soit trop près d'un objet pour l'embrasser du regard. Mais peut-on être trop près d'une vérité pour la reconnaître ? La comparaison ne joue pas. Nous en saurions assez pour nous former un jugement sur le moment présent et sur le passé récent; nous en savons plus, en tout cas, que n'en sauront les temps à venir. Autre source de la comparaison : nous étions trop engagés. L'avons-nous jamais été ?
Le fameux « recul historique » consiste en ceci que sur cent faits passés ayant sombré dans l'oubli, on peut accommoder le cinq pour cent restant à sa guise. Mais l'objectivité se manifeste en ceci que les uns voient dans ces cinq survivants une mode d'il y a vingt ans, et les autres une conversation animée entre des interlocuteurs qu'on n'entend pas. Le grotesque des actions humaines, à peine ont-elles perdu de leur fraîcheur, effraie; et nous mobilisons pour les expliquer toutes les circonstances qui nous sont étrangères, donc celles de l'histoire.
Est historique tout ce que l'on ne ferait pas soi-même; le contraire, c'est le vivant. Si notre temps était une « époque », on serait en droit de se demander si nous en sommes au début, à la fin ou au milieu. S'il y a eu un homme gothique - avec prégothique, gothique primitif, flamboyant et tardif -, quelle est la position de l'homme moderne par rapport à son zénith ? S'il y a une race allemande, ou une race blanche : dans quelle phase biologique se trouvent-elles ? Pour que ces images d'ascension et de déclin ne restent pas une simple allégation gratuite à posteriori, il faudrait disposer d'un tableau symptomatologique de leurs courbes générales. Ce serait là une tout autre objectivité, mais on en est encore loin. Peut-être les faits historiques vivants ne sont-ils nullement univoques, et ne le deviennent-ils qu'une fois morts ? Et l'histoire vivante n'est-elle finalement pas du tout l'histoire, c'est-à-dire rien que l'on puisse enfermer dans les catégories ordinaires de l'histoire ?
Intervient là, en effet, un étrange sentiment de hasard.

3

Il y a dans tout ce qui est arrivé de quoi donner un sentiment, très actuel, de hasard. Ce serait solliciter par trop la croyance en la nécessité historique que de chercher, dans toutes les décisions que nous avons subies, l'expression d'un sens cohérent. On peut bien, par exemple, après coup, voir dans l'échec de la diplomatie et de la stratégie allemandes une nécessité ; chacun n'en sait pas moins que les choses auraient pu aussi bien tourner autrement, et que la décision a tenu, plus d'une fois, à un cheveu. A croire que le cours des événements n'est nullement nécessaire, et ne tolère qu'après coup ce qualificatif.
Je ne veux pas faire de philosophie, Dieu m'en garde, en des temps aussi graves ; mais je ne peux m'empêcher de penser à l'homme fameux qui passe sous le fameux toit dont une tuile se détache. Était-ce une nécessité ? Sûrement oui et sûrement non. Que la fameuse tuile se soit détachée et que le fameux homme soit passé, voilà qui, sans nul doute - dirons-nous en faisant abstraction de la doctrine de la volonté libre ou non, selon laquelle toute l'histoire se répète -, a un lien avec la loi et la nécessité; mais que ces deux faits se soient produits au même moment n'en a aucun, à moins de croire au bon Dieu ou au règne, dans l'histoire, d'une raison plus puissante encore. De là que l'on peut bien conclure de Dieu ou d'un Ordre supérieur aux accidents, mais non l'inverse.
Pour parler simplement : ce que l'on nomme nécessité historique n'est évidemment pas une nécessité de la nature de ces lois où d'un facteur A découle un facteur B; c'est une nécessité du type qui règne dans les choses, « où l'une entraîne l'autre ». Sans doute des lois jouent-elles là aussi - comme le lien entre l'évolution intellectuelle et l'évolution économique ou le facteur topologique dans les beaux-arts ; mais il reste toujours un élément qui ne se présente tel qu'une fois, que cette unique fois. Rappelons en passant que, parmi ces faits uniques, il faut nous compter aussi, pour une part, nous autres humains.

4

Notre image du monde en perd un peu de sa prétendue sublimité. Consolons-nous avec une échappée.
Dans la verte forêt, un vert chasseur abat un brun cerf. Essayons de rétrograder. La balle a jailli du fusil, l'éclair a suivi, puis le coup de tonnerre, le cerf s'est effondré sur le flanc, ses bois ont heurté le sol, et le voilà gisant. Marche arrière : le corps se redresse - mais il ne pourrait pas tenir debout, il devrait « tomber » en l'air, ses bois devraient d'abord mimer à rebours le heurt contre le sol, et il lui faudrait commencer à la vitesse finale et finir à la vitesse initiale. La balle devrait revenir au fusil le culot en avant, la fumée de la poudre reprendre forme solide avec la détonation, et ainsi de suite. Ne voudrait-on modifier qu'un seul détail au cours des événements, il ne suffirait pas de le remonter, il faudrait encore pour cela disposer de pleins pouvoirs absolus pour la reconstruction du monde tout entier. La pesanteur devrait agir vers le haut, la terre devrait faire dans l'air un plan vertical, la balistique subir des modifications tout à fait inconcevables ; en bref : une mélodie jouée à l'envers n'est plus une mélodie du tout, et il faudrait, pour qu'il en allât autrement, bouleverser le temps et l'espace.
En fait, rien que pour remettre sur ses pattes un cerf abattu, il faut un événement radicalement nouveau : conversion et réparations ne suffisent pas ! Le monde éclate d'une volonté effrénée de nouveauté, hanté par l'idée-force du changement et du progrès !

5

Il y a des gens qui prétendent que nous avons perdu la morale. D'autres prétendent que nous avons perdu l'innocence en ingérant pour jamais, avec la pomme, le démon de l'intellectualité. D'autres encore, que nous devrions dépasser la civilisation pour aboutir à la « culture » telle que l'ont connue les Grecs. Et ainsi de suite.

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La conception de l'histoire qui la découpe en époques successives auxquelles correspondrait chaque fois un type historique donné - comme l'homme grec, l'homme gothique, l'homme moderne - pour supposer là, ensuite, une ascension et un déclin ( ainsi pour le type grec archaïque, classique tardif et décadent, puis le non-grec ), quelque chose qui aurait fleuri puis se serait fané, mais pas seulement un épanouissement : une entité qui se serait épanouie, un type d'homme, une race, une société, un esprit agissant sur le réel, un mystère... cette conception qui n'est pas seulement répandue aujourd'hui dans l'essai, mais a souvent envahi la recherche historique elle-même, implique une hypothèse.
Dans tout cela, il n'est de donné que le phénomène : un certain style d'édifices, d'ouvrages littéraires, d'oeuvres d'art, d'actes, d'événements, de modes de vie, les signes évidents de leur coexistence et de leurs connexions. Le fait que ce substrat phénoménal d'une période, d'une époque et d'une culture donne, à première vue, l'impression d'une unité qui ne se serait produite qu'en un temps et un lieu déterminés ne doit pas empêcher de remarquer que ce n'est pas tout à fait exact ; chacun sait que des influences orientales ont agi sur la vie grecque, et que des influences grecques agissent encore aujourd'hui sur la nôtre. C'est donc tout le contraire : ces manifestations semblables de la vie ( et en histoire, on ne peut parler que de ressemblances et d'analogies ) forment un véritable continuum réparti dans l'espace et le temps ; simplement, celui-ci ne se condense jusqu'à devenir visible qu'à de certains moments ou ne se précipite, dirait-on volontiers, qu'en de certaines circonstances.
Cette image phénoménale rappelle à celui qui connaît un peu l'aspect statistique du monde intérieur ou extérieur le croisement d'une déterminante - pour employer un terme général - constante avec des déterminantes variables ; et si l'on prend comme déterminante constante la constitution humaine, celle-ci ne peut être en même temps la cause des différentes époques et sociétés, du moins si l'on entend par là des entités réellement actives et non de simples termes collectifs purement descriptifs ; les causes doivent se trouver dans les circonstances.
Dans une contrée aussi limitée que la Basse-Autriche, par exemple, les botanistes distinguent environ trois mille variétés de roses sauvages, et ne savent pas s'ils doivent les regrouper en trois cents ou en trente espèces ; si incertaine est la notion d'espèce même quand on dispose, comme dans ce cas, de tant de critères univoques. Et l'histoire prétendrait y parvenir avec des critères aussi parfaitement équivoques et manifestement non « essentiels » que le sont les manifestations complexes de l'architecture, des autres arts et des formes de vie ? Élever ces objections, ce n'est pas nier l'existence phénoménale des différentes époques ; et en un certain sens, il est vrai qu'à la base de chacune d'entre elles il y a un autre type d'homme : mais il s'agit de comprendre ce « certain sens » !

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L'homme, depuis 1914, s'est révélé une masse étonnamment plus malléable qu'on ne l'admettait généralement.
Des raisons religieuses, morales et politiques avaient empêché jusqu'ici de le reconnaître vraiment. Je me rappelle encore fort bien la sympathique étude d'un écrivain allemand représentatif où celui-ci s'étonnait que l'homme ne fût pas tel qu'il l'avait vu, mais aussi méchant que Dostoïevski l'a dépeint. D'autres se rappelleront peut-être l'importance accordée dans nos systèmes moraux au « caractère », c'est-à-dire à l'exigence de pouvoir traiter l'homme comme une constante, alors qu'une mathématique morale plus complexe est non seulement possible, mais probablement nécessaire. Passer d'une pensée accoutumée à la fiction d'un comportement psychique constant à une pensée qui admet les exceptions au type et à l'époque a cessé d'être difficile.
Ce classement rigide contredit néanmoins aux expériences de la psychologie et de la vie. La psychologie montre que les phénomènes décrivent une ligne sans solution de continuité de l'homme supérieur à l'homme inférieur à la normale; et la guerre a confirmé, sous la forme d'une énorme expérimentation de masse, que l'homme oscille aisément entre les extrêmes sans changer dans sa substance. Il change, mais sans se changer.

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Ces expériences devraient se formuler à peu près ainsi : forte amplitude au-dehors, faible amplitude au-dedans. Il ne faudrait pas grand-chose pour faire de l'homme gothique ou du Grec de l'Antiquité un moderne civilisé. Un léger surcroît de circonstances, d'influences extra-psychiques, de contingences, d'aléas, orienté durablement dans le même sens, y suffirait. La créature humaine est capable aussi bien de pratiquer l'anthropophagie que d'écrire la Critique de la Raison pure. Il ne faut pas s'obstiner à croire qu'elle fait ce qu'elle est : elle devient plutôt, ce que - pour Dieu sait quelles raisons - elle fait. L'homme se fait ses habits, mais on dit aussi que l'habit fait l'homme; et la physionomie est une membrane qui réagit aux pressions du dehors comme à celles du dedans.
On ne niera pas pour autant, bien entendu, la différence entre les cultures primitives et les sociétés évoluées ; celle-ci consiste en une plus grande souplesse du cerveau, telle qu'on ne l'acquiert qu'à travers plusieurs générations - mais exactement comme le menton s'efface ou la marche devient verticale, donc comme une différence physiologique réelle conditionnée par la fonction -, alors qu'imposer à son cerveau une gymnastique aristotélicienne ou kantienne n'entraîne aucune différence fonctionnelle. Quand on attribue à telle espèce ou à telle société humaine ascension, apogée et déclin sans ce genre de réserves, on situe les éléments moteurs, les facteurs décisifs trop au centre ; il faut les chercher, plus qu'on n'a coutume de le faire, à la périphérie, dans les circonstances, dans la « prise de pouvoir » de certains groupes d'hommes ou d'appareils sortis d'un ensemble en gros toujours pareil à lui-même, dans le hasard ou, plus exactement, dans la « nécessité sans loi » où une chose entraîne l'autre non pas par hasard, mais sans qu'aucune loi n'en commande l'enchaînement.
( Un exemple : avec l'organisation technique et commerciale dont nous disposons, nous serions parfaitement en mesure de construire une cathédrale gothique en quelques années ou même, si l'on cherchait le record, avec de nouvelles espèces d'échafaudages Gilbreth et un « planning » scientifique, en quelques semaines. Elle pousserait, cohérente et conforme au plan, comme un champignon ; mais, quand même il s'agirait du plan original, elle resterait une ouvre pauvre, parce qu'il lui manquerait l'apport du temps et des générations successives, l'illogisme, le caractère organique qui n'apparaît que dans l'inorganisé, et d'autres qualités du même ordre. La durée étonnamment longue des impulsions de la volonté inhérente à l'expression de l'âme gothique découle donc de la lenteur et de la nécessaire ténacité de la technique de réalisation ; et dans ce seul exemple, pour peu qu'on le creuse, on voit les aspects technique, commercial, spirituel et politique s'enchevêtrer dans un vrai maquis de causes.)

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On prétend volontiers que le goût de ce genre de considérations dénoterait un esprit grossièrement mécaniste, une civilisation sans culture et cynique. J'aimerais faire remarquer qu'il comporte un immense optimisme. Car, si nous ne sommes plus dépendants du fuseau de quelque Parque épouvantail, mais simplement couverts d'une quantité de petits poids emmêlés comme pendeloques, c'est à nous qu'il revient de faire pencher la balance.
Or, il se trouve que ce sentiment s'est perdu.

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Comment ?
Il a dû se manifester pour la dernière fois au siècle des Lumières ; les hommes de ce XVIIIe siècle finissant croyaient à quelque chose en nous qui n'attendait que d'être libéré pour jaillir vers le Ciel. Ils l'avaient baptisé la « Raison » et rêvaient d'une « religion naturelle », d'une « morale naturelle », d'une « éducation naturelle », voire même d'une « économie naturelle » ; ils n'avaient pour la tradition qu'un respect limité et se faisaient fort de rebâtir le monde à partir de l'esprit. La construction, fondée sur des assises intellectuelles beaucoup trop étroites, s'écroula en ne laissant qu'un amas de décombres. Le monde moderne a trouvé encore dans les oeuvres de Flaubert, de Dostoïevski et même dans celles de Hamsun l'empreinte de l'effroi inspiré par elle - ou plus exactement par sa reprise affaiblie, sous la forme du naturalisme, au XIXe; le « rationalisme » prés de sa fin était devenu un objet de risée et de mépris.
On comprend qu'à un échec du constructivisme rationnel succède un besoin d'irrationalité, de prédominance des faits, de réalité. Ce contre-courant a emprunté deux voies ; l'une a été l'histoire. En un sens, le brusque regain d'intérêt pour l'histoire a été une façon de retomber de la prétention de l'homme mûr à l'écoute attentive de l'enfant ; goûter l'espace et le repos, se laisser conduire, laisser la raison passer toute seule des choses en l'homme pour y mûrir : une forme de pensée plus universelle, plus conciliante, mais plus imprécise se substitua ainsi à celle, abrupte, de l'activisme éthique. Du coup, hélas ! l'abondance de faits devint surabondance, et la recherche historique, confrontée à cette pléthore, fut condamnée à se faire toujours plus pragmatique et plus exacte : le résultat fut un vrai cauchemar, une montagne de faits grossissant d'heure en heure, un gain de savoir et une perte de vie, un échec psychique que l'histoire, d'ailleurs, était loin d'être seule chargée d'éviter.
L'histoire en effet, depuis la génération de nos grands-pères environ, c'est-à-dire à une époque où la pensée dans son ensemble devenait de plus en plus pragmatique et où la philosophie se gardait bien de philosopher, avait dû prendre la relève de celle-ci et assurer elle-même, en marge de sa tâche principale, l'interprétation de la vie. Du coup, elle a doublement mauvaise conscience envers le pragmatisme qui raille l'inactualité de toute philosophie de l'histoire, et envers la philosophie qui déplore le vide spirituel du pragmatisme, parce que rien ne peut se faire sans être ordonné par de vastes perspectives.

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Qu'on me permette ici une digression, puisque le prestige de l'écrivain continue à impliquer qu'il vitupère l'aridité du pragmatisme.
On sait que nos « grands héros classiques de l'esprit » se bouchaient les oreilles, si l'on me passe l'expression, dès qu'ils entendaient se manifester cette orientation intellectuelle. Goethe, admirateur de Kant, fervent de Spinoza et naturaliste, avait de meilleurs rapports avec l'intellect que les petites âmes goethéennes d'aujourd'hui - on parle trop de son intuition ; il n'y a pas trace, dans ses écrits scientifiques, de cette « autre forme de connaissance » dont on l'a si souvent fait le garant ; sans doute l'époque classique n'a-t-elle pas eu de sympathie excessive pour les métiers à tisser anglais, les mathématiques, la mécanique, ni, si mes souvenirs sont exacts, pour Locke et Hume dont elle récusait ce qu'on appelle le scepticisme ; mais celui-ci n'était qu'une forme de cet esprit positif qui s'est répandu avec les sciences naturelles, les mathématiques et l'industrie, et en qui l'époque classique devinait, d'instinct, le germe de sa ruine. ( Hebbel lui-même, partout ailleurs un médiateur entre cette époque et la nôtre, reste, à cet égard, tout à fait classique. ) Si je me fais de nos grands humanistes une juste image, je crois que, même s'ils y intégraient tous les égarements possibles du coeur, c'était encore à un cosmos, à un ordre paisible, à un code de lois définitif qu'ils avaient à faire ; de toute manière, ils auraient ressenti la quantité de désordre intellectuel et de laideur que nous devons prendre en compte aujourd'hui comme un avilissement intolérable.
N'empêche que cet esprit, si décrié, de respect autarcique des faits qui règne sur les sciences, cet esprit de la statistique, des machines, des mathématiques, du pragmatisme et du nombre, ce tas de sable des faits et cette fourmilière humaine ont aujourd'hui vaincu.
Hélas ou pas : les petites âmes goethéennes posthumes et les goethéanisants doivent apprendre à compter avec lui.
C'est lui qui a creusé le second chenal par où s'est engouffré le reflux, une fois échappé au lit trop étroit du constructivisme rationaliste ; mais il était apparu bien avant le Siècle des Lumières et n'a fait que croître et se fortifier après lui.

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Cela dit, si l'on a recours ici aux termes de pragmatisme et de positivisme, il ne faut pas les prendre au pied de la lettre ou dans un sens philosophique étroit. Ce qui est en cause n'est pas une théorie, mais une manifestation de la vie.
Depuis que la physique, à la Renaissance, a abandonné la spéculation scolastique pour l'observation des faits et de leurs réseaux fonctionnels, on a vu se produire non pas la naissance du rationalisme - la scolastique était déjà rationnelle -, mais, simplement, une restitutio in integrum ; la rationalité dégénérée en spéculation retrouva, tel Antée, le terrain solide des faits ; il est vrai qu'elle s'orienta dès lors dans une direction où les problèmes de la philosophie, et des mathématiques elles-mêmes, furent fortement marqués par les méthodes quantitatives des sciences naturelles. D'emblée, le point de vue quantitatif ou, comme on dirait volontiers aujourd'hui, impie et matérialiste, se propage comme un incendie. « Il n'est de connaissance véritable que des quanta », écrit Kepler. Le Portugais Sanchez - mort l'année de la naissance de Locke - revendique pour la philosophie aussi la mentalité agressive de l'observateur et de l'expérimentateur. Le grand Galilée - dont les vues sont plus diversifiées que celles de Kepler et dont l'exemple représente un tournant - et même un artiste comme Léonard partagent cette passion de se convertir à tout ce qui est positif, objectif, terre à terre, et de ne se fier qu'au témoignage des sens et de l'entendement.
Il faut se garder de confondre cette attitude avec les excès qui suivirent ( Descartes ) et, en un temps où le monde intellectuel se plaint d'être l'esclave d'un « aride mécanisme », réaliser avec toute l'intensité voulue qu'elle a eu un jour, pour de grands esprits, la violence contagieuse d'une expérience nouvelle et libératrice.

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La formule pourrait en être : « Ne te fais aucune illusion. Ne te fie qu'à tes propres sens. Creuse toujours jusqu'au rocher ! » Il y a eu là un puissant mouvement d'abstinence d'âme qui a permis à l'âme un nouvel élan, non moins puissant, dans une autre direction ; et il ne faut pas sous-estimer l'ardeur, l'énergie qui l'habitent encore aujourd'hui.
Sans doute l'évolution s'est-elle faite, là aussi, davantage en extension qu'en profondeur ; les sciences des faits ont abouti à l'éparpillement de la spécialisation, les synthèses théoriques, même si elles ont permis ici ou là de grandes réalisations, n'ont pas suivi le mouvement et l'on serait tenté de dire qu'on a eu tous les désavantages d'une démocratie de faits ; là aussi, la montagne de cauchemar qui avait déjà enseveli sous ses décombres le travail de l'histoire s'est effondrée. Mais on en donne presque toujours une image tout à fait fausse en affirmant que si notre époque - pour parler bref - n'a pas de philosophie, c'est simplement qu'elle en est incapable, ce qui serait un caractère uniquement négatif ; alors qu'il faut y voir bien plutôt un signe positif : car le pragmatique, le varappeur qui compte sur les crampons des faits tourne en dérision ce que les gardiens du dogme lui offrent en guise de philosophie. Si notre époque n'a pas de philosophie, c'est moins parce qu'elle est incapable d'en produire que parce qu'elle décline les offres qui ne s'accordent pas avec les faits. ( Veut-on un exemple, il suffit de lire le livre du jeune philosophe berlinois Wolfgang Kohler, Die physikalischen Gestalten in Ruhe und im stationaren Zu stand , présenté modestement comme un essai de philosophie de la nature ; si l'on est armé pour le comprendre, on verra comment peut s'esquisser, sur la base des sciences positives, la solution de très anciens problèmes métaphysiques. )
C'est là ce qui rapproche, en dépit de toutes les différences, du type dominant de notre époque dans le domaine intellectuel les types dominants dans le domaine pratique : le commerçant et l'homme politique. Le capitalisme repose lui aussi sur ces attitudes fondamentales : ne prendre en considération que les faits, ne se fier qu'à soi, creuser, travailler dans le solide, assumer son indépendance d'homme positif ; avec, en dehors du service : le désert. La politique plus encore, telle qu'on l'entend de nos jours, est le contraire absolu de l'idéalisme, presque sa perversion. L'homme qui spécule à la baisse sur son semblable et qui s'intitule politique réaliste ne tient pour réelles que les bassesses humaines, seule chose qu'il juge fiable ; il ne table pas sur la persuasion, mais uniquement sur la force ou la ruse. Or, ce que nous en avons vu pendant et après la guerre sous la forme la plus hideusement grimaçante n'est au fond que l'esprit même dans lequel les ministères d'un seul et même État s'affrontent dès que leurs intérêts divergent, ou dans lequel le commerçant avisé traite avec ses homologues. Au plus bas de cet enfer, comme à la pointe d'un cône renversé, on trouvera ce dont l'individu n'a plus du tout conscience, ce mépris luciférien pour l'impuissance idéaliste qui caractérise non seulement les esprits dépravés, mais aussi, bien souvent, les plus éminents de notre époque.
Il y a dans ce mépris autant de profonde confiance en soi que de conscience d'une situation désespérée. On est comme le nageur qui nage sous l'eau dans un océan de réalités et qui serre les dents pour garder son souffle un instant de plus ; au risque, il est vrai, de ne plus jamais remonter à la surface.

14

La tâche de mater cet homme-là, de lui enseigner l'harmonie et la durée, de remettre de l'ordre dans ce chaos, de donner un sens, une interprétation à la vie, l'histoire seule était là pour la reprendre - et encore, comme une tâche secondaire ! Mais les concepts indispensables lui manquaient. La philosophie de l'histoire est récusée, on ne dispose pas encore de catégories purement historiques satisfaisantes ; les concepts capables d'ordonner la vie font défaut ; du coup, l'on réintroduit en douce des éléments de la philosophie de l'histoire excessivement subjectifs et conjecturaux. Des concepts tels que raison, progrès, humanité, nécessité dominèrent en vrais revenants le champ de vision, en même temps que des évaluations éthiques non homologuées ou garanties, au mieux, par l'opinio communis : apparence d'ordre au-dessus d'un chaos. C'est ainsi que le fameux tournant vers l'immanence de l'histoire put apparaître au début comme une rédemption, et le nouvel enseignement de l'histoire comme un progrès. On cessait d'aborder les « époques » armé d'une méthode de pensée définie pour se contenter de « tirer de celles-ci des critères de jugement et de mesure ». S'abîmer dans le passé, s'y acclimater, comprendre les phénomènes en les replaçant dans leur contexte, ne pas imposer de synthèse de l'extérieur : jamais aucune époque ne fut aussi disposée, et habile à faire tout cela que la nôtre. La conséquence en fut - pour reprendre les termes d'Eucken - un affaiblissement de la volonté et de la personnalité propre par excès d'empressement à s'adapter à autrui. Voilà bien ce qu'il nous fallait à un stade de l'évolution où nos propres problèmes prolifèrent !

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Nous voilà revenus à l'actualité. Les concepts qui pourraient ordonner la vie qui nous entoure font défaut. Les faits du passé, les faits des diverses sciences et les faits de la vie nous submergent pêle-mêle. Quand la philosophie vulgarisée et les discussions quotidiennes ne se contentaient pas des défroques du libéralisme avec sa croyance aveugle en la raison et le progrès, elles inventaient ces trop fameuses idoles que sont l'époque, la nation, la race, le catholicisme, l'homme intuitif ; toutes ayant pour dénominateur commun négatif une hargne sentimentale à l'égard de l'intellect et, en positif, le besoin d'un étai, de grands squelettes fantômes où accrocher les impressions à quoi l'on s'était laissé réduire. ( C'est là, soit dit en passant, le centre même du débat littéraire entre culture et civilisation ; et l'une des grandes raisons pour lesquelles l'expressionnisme n'a guère dépassé le niveau de la pitrerie : sur un terrain resté essentiellement impressionniste, il ne pouvait aller plus loin. ) Du coup, une telle lâcheté affecte le jugement et le façonnement directs qu'on a pris le pli de juger même le présent d'un point de vue historique ; à peine un nouvel « isme » a-t-il surgi, on croit qu'un homme nouveau est né, et chaque fin d'année scolaire représente l'avènement d'une époque nouvelle.
Tout ce qui relève de l'esprit est livré désormais au chaos. Par tradition et sans plus bien savoir pourquoi, on combat l'esprit fondé sur les faits et les nombres, mais sans avoir rien d'autre à lui opposer que la pure négation. Quand on proclame, en effet - et qui ne fait plus ou moins chorus ? -, que notre temps manque de synthèse, de culture, d'esprit religieux ou communautaire, cela ne dépasse guère l'éloge du « bon vieux temps », personne n'étant en mesure d'expliquer ce que devraient être aujourd'hui une culture, une religion ou une communauté pour peu qu'on voulût vraiment intégrer dans sa synthèse les laboratoires, les avions et le dinosaure social, au lieu de les juger simplement dépassés. Au fond, cela revient à exiger l'abdication pure et simple du présent. L'incertitude, l'apathie et une teinte de pessimisme, voilà ce qui caractérise tout ce qui est « âme » aujourd'hui.
Cela se traduit naturellement sur le plan de l'esprit par une sorte d'extraordinaire détaillisme. Notre temps abrite côte à côte et dans la plus totale dysharmonie tous les contraires : individualisme et sens communautaire, aristocratisme et socialisme, pacifisme et bellicisme, exaltation de la culture et industrie de la civilisation, nationalisme et internationalisme, religion et sciences de la nature, intuition et rationalisme, et bien d'autres encore. Qu'on me pardonne la comparaison : notre temps souffre d'embarras gastrique et ne cesse de rejeter, en des mélanges divers, les débris mal digérés des mêmes aliments. Même à ne la considérer que du dehors, on devine que cette typologie antithétique - cette façon d'exposer les problèmes par couples d'opposés, cette multiplication des « ou bien... ou bien » - dénote un travail intellectuel insuffisant; toute alternative de ce genre suppose une certaine naïveté qui peut convenir à l'homme qui évalue, mais non à celui qui pense et pour qui les contraires se résolvent en des séries de transitions. Dans la réalité pratique, notre paysage intellectuel offre, en pendant à cette problématique, un collectivisme de chapelles poussé à l'extrême. Chaque communauté de lecteurs a son écrivain, le parti des agriculteurs et celui des ouvriers ont chacun sa philosophie ; il y a peut-être en Allemagne une centaine de maisons d'édition dont chacune a son cercle de lecteurs plus ou moins étroitement liés par une sensibilité commune ; le clergé a son réseau, mais les anthroposophes ont leurs millions et les universités leur crédit ; j'ai pu lire un jour dans l'organe du syndicat des garçons de café quelque chose sur la philosophie des grooms dont il était dit qu'il fallait la tenir en haute estime.
C'est une maison de fous babélique ; de ses milliers de fenêtres, des milliers de voix, de pensées, de musiques différentes agressent en même temps le passant ; dans ces conditions, il est clair que l'individu devient une arène où s'affrontent des motifs anarchiques et que la morale, à l'instar de l'esprit, se désagrège. Dans les sous-sols de cet asile, cependant, le Vulcain de la volonté créatrice continue à forger ; les plus vieux rêves de l'homme : le vol, les bottes de sept lieues, la vision à travers les corps opaques se réalisent, ainsi qu'un nombre infini de chimères qui relevaient encore aux siècles passés de la pure magie ; notre époque donne réalité à des prodiges, mais elle n'y est plus sensible.
Notre époque est une époque de rêves exaucés, et tout exaucement est déception; il lui manque le désir, le quelque chose qui vous ronge le cœur aussi longtemps qu'on ne l'a pas obtenu.

16

Je crois que la guerre s'est déclarée dans le corps de notre société comme une maladie ; une énergie énorme ne s'est pas trouvé d'autre voie d'accès à notre âme que cette fistule gangreneuse.
J'ai lu, il est vrai, une mise en garde contre cette conception - qui serait spécifiquement allemande - de la guerre comme crise de la culture européenne ( Robert Curtius, avec références à l'appui, dans une brochure digne d'intérêt : le Syndicalisme des travailleurs intellectuels en France ) ; mais il s'agit évidemment de savoir quel contenu l'on donne à cette conception. La guerre a dû avoir mille causes diverses, mais il est indéniable que chacune d'elles - le nationalisme, le patriotisme, l'impérialisme économique, la mentalité des généraux et des diplomates comme toutes les autres - est inséparable de données intellectuelles déterminées qui définissent bien une situation générale avec sa part d'influence dans la décision.
Il se trouve, avant tout, qu'un symptôme très caractéristique de la catastrophe a été en même temps l'expression d'une certaine situation idéologique : c'est notre complète inertie à l'égard des groupes de spécialistes chargés de la machine de l'État ; nous avons été pareils à ces voyageurs de wagons-lits qui ne se réveillent qu'au moment de la collision. Un tel laisser-faire n'est pas le fait seulement des « citoyens pensants » à l'égard des « organes agissants » de l'État, mais aussi celui des idéologies concurrentes elles aboient, mais ne mordent pas. C'est le revers de l'intégration de l'individu dans la société ; et quiconque voudrait résoudre par lui-même chaque problème de conscience serait bientôt exposé au surmenage et à la folie. D'un autre côté, il est certains de ces problèmes, comme le mariage ou la vie éternelle, qu'on n'abandonnerait pour rien au monde au « spécialiste » ; et pour ce genre de cas, il faut une signalisation sans équivoque. Il y a donc eu avant tout, jusque dans la façon dont notre monde a dérapé dans la guerre, un manque d'organisation intellectuelle ; que l'on ait négligé ses symptômes et les forces qui y poussaient comme celles qui s'y opposaient s'explique par une situation où les problèmes idéologiques, dans leur aspect confus et creux, étaient réservés aux « beaux esprits », alors que les pouvoirs politiques réalistes avaient au moins sur eux l'avantage d'une certaine capacité juridique.
Une autre caractéristique de cette catastrophe aura été l'ampleur qu'elle revêtit d'emblée. Le feu n'a pu se propager de façon aussi soudaine et monstrueuse que parce que le terrain s'y prêtait et que tout le monde aspirait au séisme, à l'incendie et aux orages du coeur ; celui qui a vécu l'explosion de la guerre dans toute sa violence sait qu'elle n'a été qu'une fuite devant la paix.

17

Il serait naturellement absurde de vouloir réduire une catastrophe aussi vaste à une formule individuelle. Au fond, nous connaissons très mal encore la sociologie de la guerre ; il y a eu des guerres dans toutes les civilisations, et ce seul fait nous empêche de voir dans telle guerre l'échec de telle civilisation particulière ; indubitablement, la guerre est acceptée comme une sorte de tradition, on serait même tenté de dire : comme une institution périodique. La question de savoir comment une guerre peut éclater, dans une époque dont l'esprit - les knock about exceptés - était résolument pacifiste, est tout de même différente. De surcroît, nombre de guerres ont été, pour ainsi dire, juste tolérées ; celles qui se sont propagées comme des incendies sont, socialement, différentes. Aujourd'hui, des forces conciliantes issues du monde du common sense travaillent à dévaloriser la guerre, proclamée inutile et déraisonnable, et ce sont certes des arguments de poids dans une époque axée sur le profit et la raison ; je crois néanmoins que ce genre de pacifistes sous-estiment le facteur d'explosion psychique que comportent les guerres de la seconde espèce, le besoin manifestement très humain de périodiquement tout casser, de tout faire sauter pour voir ce qu'il en adviendra. Ce besoin de « krach métaphysique » - si l'on me passe l'expression - s'accumule en temps de paix comme un résidu d'insatisfaction. Je ne puis voir là, dans les cas où il n'y avait à la ronde ni oppression, ni crise économique sans issue, mais rien que prospérité, autre chose qu'une révolte de l'âme contre l'ordre établi ; révolte qui conduit, en mainte époque, à des soulèvements religieux, en d'autres, à la guerre.
Quand on considère le phénomène sous cet aspect, il faut préciser qu'il ne s'agit pas - ou seulement en apparence - de l'effondrement d'une idéologie et d'une mentalité déterminées - comme l'idéologie bourgeoise aujourd'hui ou le catholicisme en 1618 -, c'est-à-dire de son contenu, mais bien de l'effondrement chronique de toutes les idéologies. Elles sont toujours en porte à faux par rapport à la vie, et celle-ci s'en libère par crises périodiques comme les mollusques, en grandissant, de leur carapace devenue trop étroite.
Quelque lassitude que nous ait laissée une guerre à peine surmontée, la menace, aujourd'hui déjà, redevient visible. Non seulement les représentants de l'esprit en France se montrent, face au pouvoir, d'une inertie pire encore qu'avant la guerre; mais chez nous aussi, les expériences nouvelles n'ont modifié que les contenus, alors que la façon d'agir et de réagir restait aussi brouillonne qu'autrefois.

18

Toutes les valeurs chancelèrent, nul ne se sentit plus responsable de rien, et l'on jeta sa vie avec volupté dans les flammes.
N'allons pas croire pour autant qu'une simple réparation, une restitutio in integrum, assortie d'appels à plus de responsabilité, de bonté, de christianisme, d'humanité, en un mot : un quelconque surcroît de ce qui a manqué avant, puisse améliorer notre situation ; car c'est moins l'idéalité qui a fait défaut que ses simples et nécessaires prémisses. Telle est, je le crois, la vérité que notre époque devrait se graver dans l'esprit en traits de feu ! La solution ne se trouve ni dans l'attente d'une idéologie nouvelle, ni dans le combat des idéologies aujourd'hui opposées ; elle est dans la création des conditions sociales capables d'assurer aux efforts idéologiques une stabilité et un tirant d'eau suffisants. Ce qui nous manque, ce ne sont pas les contenus, c'est la fonction !
Notre société blanche ne verra plus jamais surgir toute seule une idéologie unitaire, une « culture » ; même si les premiers âges en ont connu - encore qu'on embellisse probablement ce qu'il en fut -, les fleuves descendent des montagnes, ils n'y remontent pas.
Une société florissante subit toujours, intellectuellement parlant, un processus continu d'autodésagrégation. Le nombre des individus et des opinions qui contribuent à la formation générale des idées augmente sans cesse, comme celui des nouvelles sources idéologiques que feront surgir l'étude du passé et les nouvelles relations établies entre les lieux d'origine les plus distants. Ce que l'on nomme civilisation au sens péjoratif n'est en effet, pour l'essentiel, rien d'autre que la surcharge de problèmes que l'individu subit sans même en connaître les termes - songeons à la démocratie politique ou à la presse -, au point d'y réagir, tout naturellement, de façon tout à fait pathologique : nous attendons aujourd'hui du premier commerçant venu des décisions intellectuelles entre lesquelles un Leibniz n'aurait pu, en conscience, choisir ! On peut malaisément nier, d'autre part, qu'une certaine valeur vitale ne soit inhérente à chacune des idées qui interfèrent un peu partout, que les refouler ne soit une perte, et les accueillir seul un gain ; l'énorme problème d'organisation qui s'impose du même coup consiste à ne pas abandonner la confrontation et la mise en relation des facteurs idéologiques au hasard, mais bien à les favoriser. Cette fonction indispensable de toute société n'existe aujourd'hui que dans le domaine des sciences, donc du pur entendement ; dans le domaine de l'esprit, les créateurs eux-mêmes n'en ont pas compris la nécessité.
Tout au contraire : c'est dans ce monde de l'esprit - opposé ici, pour aller vite, à celui où n'opère que le travail univoque de l'entendement - que se montre le plus tenace préjugé, selon lequel toutes les déviations de la civilisation et surtout la désagrégation des âmes sont imputables au culte de l'entendement. Sans doute peut-on reprocher à celui-ci toutes sortes de partialités et de réactions secondaires néfastes ; mais prétendre qu'il a une influence dissolvante, ce n'est jamais qu'affirmer simplement qu'il désagrège progressivement des valeurs jusque-là intactes et garanties par le sentiment ; or, il ne peut le faire que si les données affectives que ces valeurs présupposent étaient déjà lézardées ; le mal n'est pas dans sa nature, il était déjà dans la leur! L'entendement lui-même, par essence, est apte aussi bien à lier qu'à délier, il représente même sans doute dans les relations humaines la plus grande force de liaison, et il est étrange que cela échappe si souvent aux beaux esprits qui se font ses accusateurs. Il ne peut donc s'agir là, en définitive, que d'un mauvais rapport, d'un manque de compréhension mutuelle entre l'entendement et l'âme. Ne disons pas que nous avons trop d'entendement et trop peu d'âme; disons que nous avons trop peu d'entendement dans les problèmes de l'âme. La situation fausse où on lui reproche de s'être mis se ramène en fait à ceci : le cours habituel de nos pensées va d'une pensée à l'autre et d'un fait à l'autre en éliminant le moi, nos pensées comme nos actes ne passent pas par notre moi. Aussi bien est-ce là l'essence même de notre objectivité : elle relie les choses entre elles et, même quand elle les met en rapport avec nous ou - comme dans la psychologie - nous choisit pour son objet, elle le fait en éliminant l'élément personnel. En un certain sens, l'objectivité sacrifie l'intériorité des choses ; ce qui est universellement valable est impersonnel, ou encore - selon une très heureuse définition indirecte de Walther Strich : on ne peut répondre d'une vérité sur sa personne. Dès lors, l'ordre que fonde l'objectivité ne peut valoir que pour les choses, et non pour les humains.
En fait, la longue période de transition vers les temps modernes dont on a parlé et qui a vu l'essor de la pensée positive a déjà connu cette protestation dans toute sa violence : la religion n'est pas la théologie, affirment à peu près Schwenckfeldn, Sébastien Franck et Valentin Weigel conjurés contre le mystique fourvoyé que fut Luther : elle est « renouvellement de tout l'homme ». C'est la protestation du sentiment, de la volonté, du muable et du vivant, c'est-à-dire en somme de l'humain, qui se définit là par opposition à son précipité solide et figé : la théologie, le savoir. Et toute mystique - si on la considère indépendamment de ses liens avec la théologie et des colorations particulières qui en résultent - a toujours eu cette protestation pour ressort principal ; des mots comme amour, vision, réveil et tant d'autres analogues, avec leur profonde indétermination et leur tendre plénitude, n'expriment rien d'autre qu'une pensée baignant plus profondément dans le sentiment, une relation plus personnelle avec l'expérience.
Mais on retrouve une même teneur en vécu et un rapport analogue avec l'entendement dans toute la littérature de la sagesse non mystique, de Confucius à Emerson et au-delà ; on peut même affirmer que leur ligne se confond avec la frontière entre morale et éthique. La morale, par essence une norme, est liée à des événements répétables ; c'est le même type d'événements qui caractérise la rationalité, puisqu'un concept ne peut s'appliquer qu'à ce qui est univoque et - au sens figuré - répétable ; il y a donc un lien fondamental entre le caractère civilisateur de la morale et celui de l'entendement, alors qu'une expérience proprement éthique comme celle de l'amour, du recueillement ou de l'humilité, même quand elle prend une forme sociale, reste quelque chose de très difficilement transmissible, d'absolument personnel et, presque, d'asocial. « Même dans le Christ... il y avait un homme extérieur et un homme intérieur, et tout ce qu'ils exprimèrent en ce qui concerne les choses extérieures, ils ne le firent que du point de vue de l'homme extérieur, et l'homme intérieur en eux persistait dans un détachement impassible », a dit maître Eckhart . Ce que l'on qualifie d'éthique dans notre littérature actuelle n'est généralement qu'une frêle base supportant une grande superstructure de morale.
Ce qui nous reste aujourd'hui de véritable éthique, on le trouvera, sous une forme très insuffisante, dans les arts, les essais et dans le chaos des relations privées. La musique soulève une houle de sentiments où mûrit la pensée de l'âme et de l'univers, la peinture cherche à se débarrasser de 1' « objet » - porteur de tous les bacilles du rationalisme-, la littérature offre le spectacle d'une stagnation de l'âme et d'un piétinement qui s'épuise en faux départs ; somme toute : une sourde insatisfaction qui éclate en outrances de tout genre, une masse en fermentation où ce sont toujours les mêmes débris qui remontent à la surface, sans qu'il y ait jamais de chimiste pour décanter cette mixture.
Pour le moment, l'orientation de notre esprit n'est nullement telle qu'elle y puisse rien changer. L'histoire, qui a elle-même besoin, on l'a vu, de concepts créateurs d'ordre, n'est plus qu'un expédient dont on abuse pour en créer un ; et l'humanisme tel que nous le pratiquons, qui ne s'élève qu'exceptionnellement, par la comparaison et la mise en valeur des facteurs de vie, au niveau de l'éthique, tend bien plutôt à embrasser du regard, autant que faire se peut, l'ensemble des personnalités, des époques et des cultures pour les donner en exemple. Si l'on présente Goethe ou Lessing comme des totalités fermées, l'exemplarité de ces grandes existences a sans doute une « valeur éducative » ; mais limitée à cela, elle n'apporte guère plus qu'un enseignement de la physique qui se réduirait aux biographies de Kepler ou de Newton. La valeur objective essentielle est négligée, l'aspect biographique n'est pas complété par l'aspect consciemment idéographique qui, dans la vie comme à l'école, est livré plus ou moins à l'arbitraire et au goût personnel. Mais ces vers de Goethe
S'il y a sur ta harpe,
O Père de l'amour, un son
Qui puisse atteindre son oreille,
Réjouis-en son cœur
ces vers n'existent pas tout seuls, ni seulement en rapport avec le jeune et tant soit peu insistant M. Plessing et la biographie de Goethe, ni seulement avec le classicisme et la tradition littéraire ; ils représentent un élément dans les séries de la bonté ou de l'amour humain qui s'étendent des origines à nos jours dans le monde des représentations ; et c'est par leur place dans ces séries qu'ils sont, pour l'essentiel, déterminés.
Cet ordre de l'art, de l'éthique et de la mystique, c'est-à-dire du monde du sentiment et de l'idée, opère, il est vrai, un travail de comparaison, d'analyse et de synthèse, en quoi il est rationnel et apparenté par essence aux plus puissants instincts de notre temps ; mais il n'est pas en opposition avec l'âme ; il a sa fin propre : non pas cette univocité qui réduit l'éthique à une morale ou le sentiment à une psychologie causale, mais un regard d'ensemble sur les raisons, les connexions, les restrictions, les fluctuations de sens de nos motifs et de nos actes - une glose de la vie.
On s'étonnera peut-être qu'un examen de notre situation s'achève en appel à une discipline ; mais une époque qui aura cru pouvoir faire l'économie de ce travail et de cette discipline ne sera jamais capable de résoudre les grands problèmes de l'organisation du monde.

jeudi 8 février 2007

LA NATION COMME IDÉAL
ET COMME RÉALITÉ ( Robert Musil in ESSAIS ), décembre 1921.


I

Au moment où je me risque à traiter la question du sentiment national comme une question, alors qu'elle ne semble se présenter, depuis 1914, que sous forme de réponse, d'affirmations ou de dénégations également passionnées et désinvoltes, et m'y risquant dans une phase extrêmement critique de notre histoire où il paraîtrait opportun d'écarter tous les doutes concernant le concept de nation, je dois reconnaître que, pour agir ainsi, je n'ai même pas l'excuse d'une nouvelle réponse que le prophète me pousserait à proclamer. En fait, je ne dispose que de réponses partielles, ou partiellement satisfaisantes. Mais c'est dans ce manque même, persistant en dépit des efforts multipliés pour y obvier, que je reconnais la nécessité d'aborder cette question non pas avec des convictions toutes faites, mais à partir de la perplexité évidente qui est la nôtre à tous, en dépit de toute phraséologie,devant elle.

II

Ceux qui nient carrément l'existence de la nation se rendent la tâche trop facile. Cet esprit qui, au nom de l'esprit, se proclame extraterritorial et supranational, pratique, en face du mépris et de la tyrannie qui pèsent sur nous tous, la politique de l'autruche il enfouit la tête dans le sable, ce qui n'empêchera pas les coulis qui nous visent tous de l'atteindre où ses plumes s'attachent.
Mais ce séparatisme individualiste de l'esprit néglige autre chose encore : la fameuse expérience de l'été 14 qui devait être le point de départ d'une grande époque - et ce rappel n'est nullement de pure ironie. Au contraire : ce qui fut d'abord balbutié, puis dégénéra en phrases creuses, à savoir que la guerre avait été une expérience étrange, non sans analogie avec l'expérience religieuse, renvoie incontestablement à un fait ; la dégénérescence ne prouve rien contre le caractère originel. Si ce fait s'est changé en phrases creuses, c'est selon le processus habituel, c'est-à-dire justement parce qu'on l'a qualifié d'expérience religieuse, l'affublant ainsi d'un masque archaïque au lieu d'analyser ce qui réveillait là avec une si singulière violence un monde d'images et de sentiments depuis longtemps assoupi ; on ne peut nier pourtant que l'humanité, à ce moment-là - et naturellement, tous les peuples de la même manière - n'ait été ébranlée par quelque chose d'irrationnel, d'insensé, mais d'énorme, quelque chose d'étranger au monde familier; quelque chose qui, du seul fait que sa nature vague ne se laissait ni saisir ni fixer, fut interprété, dès avant les désillusions proprement dites de la guerre, comme une hallucination ou un fantôme.
Or, cette expérience a comporté aussi le sentiment exaltant d'avoir pour la première fois quelque chose en commun avec tous les Allemands. On était devenu soudain une simple, une humble particule noyée dans un événement supra personnel ; tout enveloppé par la nation, on pouvait presque la palper; c'était comme si des caractères mythiques primitifs qui avaient dormi pendant des siècles à l'abri d'un mot se réveillaient soudain, aussi réels que les fabriques et les bureaux au matin. Il faut, pour oublier cela, une fois le sang-froid recouvré, avoir la mémoire bien courte, ou la conscience fort large. Même les rares individus qui ont voulu se soustraire à cette énorme pression n'ont pu le faire par une résistance passive, mais uniquement par contre-mines. Celui qui fut d'emblée contre la guerre dut l'être avec fanatisme : il crachait au visage de la nation, il la poignardait dans le dos, en ne prouvant ainsi ... qu'une fascination de signe contraire.
Veut-on maintenant réduire à rien le fait que des millions d'hommes qui n'avaient vécu jusqu'alors que pour leurs intérêts et dans une angoisse mal déguisée de la mort, se sont soudain allègrement offerts à mourir pour la nation? Il faudrait avoir une oreille bien mal préparée à l'écoute de la vie pour que la voix pacifiste de la conscience pût couvrir à elle seule cette voix de l'événement. Et même si des millions d'hommes devaient avoir sacrifié leur existence, le but de leur vie, leurs proches, tout leur capital d'héroïsme à une illusion : pourrait-on simplement, ensuite, comme on se réveille après une soûlerie, rentrer chez soi en prétendant que tout ne fut qu'ivresse, psychose, hallucination collective, mirage capitaliste, nationaliste, ou que sais-je? On ne le peut certainement pas sans refouler du même coup une expérience qui est loin d'être liquidée, et semer ainsi dans l'âme de la nation les germes d'une monstrueuse hystérie !

III

Mais ceux qui nient l'idée de supranationalité se facilitent trop les choses eux aussi. Est-il besoin de le dire?
S'il n'en est pas besoin, pourquoi entend-on si rarement un accusateur s'élever contre la duperie dont nous avons été les victimes, à la fin de la guerre, grâce à Wilson et à son cheval de Troie, les Quatorze Points ? Sans doute étions-nous aux abois ; mais à l'instant où nous jetions ces armes devenues un objet de dégoût, étaitce la force ou la cajolerie qui les avait fait sauter de nos mains? Ne régnait-il pas comme un climat de Pâques universelles : prématurée comme une chaude journée de février, la conviction qu'une ère nouvelle s'ouvrait pour l'humanité? Mais cette attente aussi, mesurée au démenti atterrant qu'elle essuya, ne fut qu'ivresse, psychose, hallucination collective et mirage.
Nous avons donc vécu deux grandes illusions opposées, puis leur naufrage à toutes deux, et plus douloureusement que les autres nations : faut-il s'étonner que nous ayons été intellectuellement brisés? La haine farouche qui a éclaté au sein de la nation allemande entre les partisans et les adversaires du réveil des énergies, les appels contradictoires au soulèvement national style 1813 et au soulèvement international moscoutaire, le contraste entre les pacifistes encensant l'Entente et les assassinats perpétrés contre nos propres hommes politiques, entre les pleurs versés sur la perte de notre indépendance et les louches trafics avec l'étranger, la prolifération des mercantis, des dancings et de toutes sortes de réussites sinon illicites, du moins indécentes, enfin l'immense fatigue psychique et l'effritement de la nation en particules épuisées, moroses, soudain étrangères les unes aux autres : tout cela ne correspond pas seulement à la gravité des dommages matériels, mais manifeste un profond ébranlement de l'esprit.

IV

Pour reprendre pied, il faut certes une âme lucide et ferme; s'il est vrai que ces illusions et leur effondrement nous ont affaiblis, et que nous souffrions essentiellement d'une sorte de vide psychique, nous n'avons rien de plus urgent à faire que de définir notre attitude à leur égard.
Comme elle est vaine, l'échappatoire puérile hélas! trop souvent entendue en Allemagne : « Ce n'est pas nous qui avons fait cela! Ce sont les empereurs, les généraux, les diplomates! » Nul doute : c'est bien nous qui l'avons fait : nous l'avons laissé faire; cela s'est fait sans que nous essayions de l'empêcher. Ce qui est vrai aussi de l'adversaire. Non moins vaine, cette autre et fréquente justification, selon laquelle nous aurions seulement manqué de fermeté et nous serions laissé tourner la tête. C'est oublier le but vraiment nouveau vers lequel la volonté avait alors tendu. Mais, relit-on dans la presse française l'histoire des négociations de Versailles, on voit s'élaborer sournoisement, non, presque machinalement, irrémédiablement, nécessairement, ce qui tendait à mettre en doute, comme on le fait d'ailleurs chez nous, cette volonté, à la rendre suspecte à la lumière d'expériences antérieures, à créer enfin une atmosphère où ce jeune germe ne pouvait que s'étioler. Versailles aura été pour la pensée politique européenne un miroir ardent. Pourtant, avant 1914, au cours de l'été 14, à Brest-Litovsk, au moment des Quatorze Points et à Versailles, l'individu était resté le même, en France comme en Allemagne. Simplement, il a subi les contradictions les plus effroyables sans se rendre compte, ou peu s'en faut, des transitions; simplement, il s'est révélé capable de tout, et il a laissé faire; avec l'illusion d'obéir à sa volonté propre, il a suivi, sans volonté, le mouvement. Oui, c'est nous qui l'avons fait, c'est eux qui l'ont fait ou plutôt, ce n'est personne, sinon cela.
Examinons donc ce qu'est « cela ».
Dire que la volonté de la collectivité n'est pas équivalente à la somme des volontés individuelles n'est pas nouveau; cette idée joue déjà un rôle important chez Lagarde, sinon plus tôt; depuis, elle a fait l'objet de nombreux débats et d'analyses approfondies. Même un scrutin direct n'exprime pas seulement la voix des consultés, mais aussi celle de l'appareil auquel ils sont soumis, la voix du peuple n'est donc pas lui tout court; elle est conditionnée par les divers appareils de la bureaucratie, des lois, des journaux, des institutions économiques et autres, sans oublier les réalisations en apparence les plus individuelles et pourtant partiellement dépendantes de la littérature. Un peuple est la somme de ses individus augmentée de leur organisation; et comme cette organisation mène, à bien des égards, une existence autonome, il en résulte - si l'on tient compte encore de l'élément extrêmement variable du climat de l'opinion à un moment donné - le « cela » en question. Dans les pages qui suivent, nous supposerons sa formation suffisamment connue, mais insuffisamment comprise. Il est étrange que l'on exploite si peu ces vérités pourtant établies; et si j'essayais de les énumérer ici, ce serait fort long et de médiocre profit.
Ce qu'il faut examiner en revanche avec les plus scrupuleuses précautions, au seuil de toute réforme, c'est le vêtement idéologique sous lequel ledit « cela » se présente.

V

Sans doute y aurait-il peu de gens, interrogés de but en blanc, pour confondre nation et race (chacun sait, après tout, que les nations sont des mélanges de races); n'empêche que dans la vie, bizarrement mais spontanément, l'on appuie constamment le concept de nation sur celui de race, et qu'on le manie comme s'il était aussi univoque que celui de cube : voilà le phénomène qu'il y a lieu d'examiner. Loin de moi l'intention de m'étendre sur le problème racial; mais, pour déceler la signification éthique de l'idée de race, il faut commencer par en examiner la spécificité théorique.
Si, à partir d'un moment donné, les tables venaient à se multiplier par engendrement et non plus sur commande, nous verrions aussitôt naître des tables actuellement existantes - avec la même évidence qui nous fait reconnaître le Frison dans un Frison - les races des Rectangulaires-à-quatre-pieds, des Ovales-à-un-pied, et ainsi de suite. Il ne se serait rien passé d'exceptionnel, sinon que chaque couple de tables en engendrerait une troisième qui leur ressemblerait selon une certaine loi de dosage des caractères, et posséderait la propriété de se reproduire de la même façon. Le fait qu'une partie des caractères, durant des générations, ne peut être transmis que dans les germes sans se manifester ailleurs, ne change rien à celui que tout se passe exclusivement entre individus et sur des individus. Dans toute l'affaire, la race n'a rien à voir, hors qu'elle finit par être là, faute de pouvoir être nulle part ailleurs : de même que la pluie est là quand des gouttes tombent du ciel. La race n'a la possibilité d'accéder à l'être réel que par les individus, et n'a pas d'autres résultats que les leurs ; or, qu'est ce type d'existence, sinon une existence pensée, un concept collectif ? Les races existent, certes, mais ce sont les individus qui les font.
Si tel est bien l'état des choses, rien ne peut justifier son renversement, ce gauchissement quasi théologique selon lequel ce seraient les races qui font l'individu. C'est pourtant, on le sait, la formule usuelle.
Si on l'adopte, il ne reste pas davantage de l'homme que ce qui reste d'un bas une fois que toutes ses mailles ont filé'. Sans doute est-ce d'ordinaire pour la facilité de la compréhension que l'on définit un homme par son appartenance à un groupe - si ce peut être la famille X, pourquoi pas la race germanique?; aujourd'hui déjà, il nous semble presque naturel d'entendre Bismarck affirmer que « l'abattage des arbres n'est pas une spécialité germanique, mais slave », ou un critique juif prétendre, à propos du livre de Wassermann, Mein Weg als Deutscher und Jude , qu'« il est impossible à un Juif de devenir un authentique artiste allemand » : ce n'en est pas moins, et justement dans des cas sans conséquence, une dangereuse concession à des habitudes de pensée vicieuses. On connaît la littérature qui les a engendrées et qu'elles ont engendrée. Elle n'a pas pour sujet l'indice céphalique, la couleur des yeux et les proportions du squelette, détails qui n'intéressent pas grand monde, mais des propriétés telles que le sens religieux, l'équité, l'énergie politique, l'esprit scientifique, l'intuition, le talent artistique ou la tolérance, toutes choses dont nous saurions à peine dire en quoi elles consistent, et qu'elle accorde ou dénie, dans son mauvais latin d'anthropologue, aux prétendues races : croyant pouvoir instiller de la dignité à la nation par l'oreille en prenant devant elle, étrange ventriloque, la voix des millénaires.
On ne peut nier que cette maladie de la pensée ne constitue une bonne part de notre idéalisme national.
Il n'est pas difficile de voir où cela mènera. Rejeter toute la responsabilité du bien ou du mal non plus sur l'individu, mais sur la race, revient à se retrancher perpétuellement derrière autrui ; il s'ensuit non seulement un émoussement de la véracité et de la finesse intellectuelle, mais une dégénérescence des cellules germinales de la morale. Là où la vertu est nationalisée par prédestination, les vignes du Seigneur sont expropriées, et plus personne n'éprouve le besoin d'y travailler. On fait croire à l'individu qu'il a en lui tout ce qu'il faut, pour peu qu'il soit fidèle aux vertus de sa race ; notre bienheureuse Allemagne ne saurait être, moralement parlant, qu'un pays de Cocagne, où les vertus nous tombent toutes rôties dans la bouche
Il semble plus malaisé de comprendre l'origine de cette attitude. On parle d'antisémitisme, mais ce n'est guère qu'un autre mot pour le même phénomène ; l'essentiel est que se cache là derrière un idéalisme authentique, un cas typique de ce besoin régressif de ramener toute pensée à d'autres antérieures, éternelles, jugées sublimes, au lieu de la penser jusqu'au bout : en un mot, cela même qui passe ici pour l'idéalisme. Cette mentalité produit l'homme à formules strictes, à règles simples et sublimes qui le dispensent de l'aventure de l'esprit : le pharisien. Une habitude étrange et extrêmement dangereuse s'est implantée chez nous : celle de mépriser l'esprit au nom de l'esprit allemand. Nombre de nos compatriotes, et l'on serait tenté de dire les mieux intentionnés, sont devenus indifférents au contenu d'une oeuvre pour ne la juger plus que sur son origine et sa plus ou moins grande conformité à leur système de préjugés ; ainsi l'ampleur est elle mesurée à l'étroitesse, la diversité de l'esprit à un seul de ses produits ; l'attention s'est reportée des valeurs aux circonstances accessoires, de la réalité à l'hypothèse, et une prétention sectaire à tout savoir s'est emparée de gens plutôt faits pour être des suiveurs. Avec cela qu'on ne peut rattacher à une entité aussi primitive que la race autre chose que des vertus primitives, même les esprits qui peuvent se prévaloir du même sang que leurs juges finissent par se voir refuser l'intérêt de la nation s'ils n'écrivent pas comme M. Walter Bloem ou ne pensent pas comme M. Hilthy , c'est-à-dire s'ils ne sont pas loyaux, vaillants et chastes, et ne se contentent pas des cinq autres vertus de Sioux attribuées à la race allemande. Dans ce contexte idéaliste, l'idée de race est devenue pour la nation allemande, depuis tant d'années qu'elle en abuse. un véritable cancer.

VI

Mais, de toutes les enveloppes idéologiques dont se vêt la nation, la plus corporelle est encore l'État. On serait même tenté de dire qu'il est son véritable corps, s'il n'était, hélas ! davantage : son âme, ou peu s'en faut ! Voyez l'ancien Empire allemand, voyez aussi bien la Russie nouvelle. L'État est une capsule protectrice qui prolifère jusque dans les plis les plus reculés de l'organisme.
Il est curieux de constater avec quelle régularité quasi pendulaire ont alterné, dans l'histoire de la pensée, des Grecs à nos jours,, une surestimation et une dépréciation également excessives de l'État. Celui-ci est considéré tantôt comme le suprême Institut d'humanité, la quintessence de tous les biens, tantôt comme un Léviathan qui dévore toute réalité supérieure, chose nécessaire sans doute, mais comme peut l'être un mal. Il est clair que des contradictions aussi flagrantes ne peuvent être uniquement théoriques : sinon, un compromis se fût trouvé à la longue, comme dans tous les problèmes intellectuels. Elles apparaissent également indépendantes des principaux types de philosophies : la Grèce, le Moyen Âge catholique et le Siècle des Lumières on dû faire une place égale à l'une et à l'autre attitude. Si ce conflit ne peut être résolu, c'est vraisemblablement qu'il est lié à un contexte de sentiment ; mais, comme il apparaît non moins étranger aux plus fortes variations de notre sentiment du monde, il devrait renvoyer à une différence plus profonde encore : on est tenté de la chercher dans l'opposition de l'individuel et du social qui remonte, au-delà des sociétés humaines primitives, jusqu'à la société animale, et que chacun porte en lui. Chaque individu est partagé entre l'amour et la haine de la société, même si les circonstances de la vie oblitèrent souvent l'un de ces deux sentiments, ou les affaiblissent tous deux jusqu'à l'indifférence.
Or, cette attitude contradictoire de l'homme à l'égard de l'État s'exprime aussi dans le redoutable problème d'arithmétique suivant : si l'on refuse les outrances du racisme, les individus pris isolément sont tous, dans les différents États, à peu près semblables; les États eux-mêmes, en tant qu'appareils, se ressemblent tous. Néanmoins, l'addition « individus + État » produit ces oppositions funestes qui se libèrent dans les guerres et s'expriment, en temps de paix, par l'étrange rituel des ambassades -- notes, audiences, démarches --, si semblable à celui qui règle, dans la rue, les rencontres canines. Veut-on résoudre la contradiction qui fait que les mêmes hommes, organisés de la même façon, ne cessent de s'affronter, c'est dans la forme de leur organisation qu'il faut chercher son origine. Si l'on admet ce point de vue, l'examen le plus superficiel suffira pour constater que l'État est une sorte de peau racornie, de surface fermée qui rejette vers l'intérieur la plus grande partie des forces agissant sur elle, et n'en laisse sortir qu'une proportion bien moindre : un isolateur. La circulation des idées, les transports, l'organisation intellectuelle, la communauté religieuse, le socialisme même, tous ces «champs de force » sont beaucoup plus diffus à l'extérieur qu'à l'intérieur. C'est que l'État est à peu près seul à élaborer des
« organes » actifs : la nation n'en a presque pas; ceux qu'elle a sont, précisément, l'État. C'est pourquoi, dans la plupart des cas, celui-ci pense, sent, décide et agit pour les individus au moyen d'une procuration générale soustraite à tout contrôle; puisque le contrôle, si l'on prend le concept d'État en un sens assez large, c'est encore lui. Cet appareil de la prétendue volonté commune ne se compose pas seulement du gouvernement et des organes exécutifs, mais encore des partis et des diverses représentations d'intérêts. Il y a là une loi de formation générale, histologique en quelque sorte, selon laquelle les éléments de l'organisation ne sont eux-mêmes que des organisations : fait apparemment d'autant plus sensible que la démocratisation est plus poussée. La démocratie n'est pas la souveraineté du demos, mais celle de ses organisations partielles.
Or, quand un groupe agit à la place des individus, il demeure toujours un reste, sous forme de sacrifice ou d'épreuve ; à moins qu'un grand élan, l'engagement dans une entreprise particulière, quelque poussée de fièvre ne le balaient, ou ne le laissent pas accéder à la conscience. Dans des groupes aussi vastes, aussi peu homogènes et aussi sclérosés que les États, cela ne peut se produire qu'en des instants d'exaltation exceptionnelle ; d'ordinaire, quand l'État entre en contact avec l'individu, c'est plutôt pour « peser » sur lui. Ainsi peut-on ne pas être anti-étatiste, reconnaître pleinement la grande importance de l'État et n'en constater pas moins que, dans ces conditions, seule une idéologie irréaliste peut voir en lui le représentant des biens les plus hauts, parce que communs à tous, lui accorder du coup une sorte de supra-volonté ou voir en lui, sous quelque forme que ce soit, une école de perfectionnement de l'humanité. Cette idée est un héritage de l'État autoritaire qui avait trouvé refuge dans les slogans des éducateurs du jeune Reich allemand ; elle semble malheureusement en passe de resurgir dans le socialisme dont l'éthique paraît s'être réduite à un altruisme de confrérie. C'est encore un exemple de cet
« idéalisme-alibi » qui permet à l'homme incapable de donner de la dignité à sa vie personnelle d'en rejeter la charge sur son arrière-plan : la race, l'empereur, telle ou telle association, la sublimité de la loi morale ou tout autre prétexte.

VII

L'attitude généralement adoptée par l'individu à l'égard d'une organisation aussi vaste que l'État, c'est le «laisser-faire » ; aussi bien ces mots sont-ils devenus l'une des formules clefs de notre époque. Les relations interhumaines composent aujourd'hui un tissu si vaste et si serré que nul regard, nulle volonté ne peut plus en embrasser que des parcelles, et que chacun de nous, sorti de son champ toujours plus restreint d'activité, est obligé de s'en remettre comme un enfant mineur à d'autres : jamais encore l'intellect des subordonnés ne fut aussi limité qu'aujourd'hui, où il crée tout. Qu'il le veuille ou non, l'individu est obligé de laisser faire, et ne fait rien. Anglais et Américains n'ont pas fait, mais ont laissé mourir de faim les enfants d'Europe centrale; nous-mêmes, quoique les auteurs des crimes de guerre, n'en avons pas fait, mais seulement laissé faire notre part. Veut-on changer cela, il faut d'abord en mesurer clairement la nécessité. Que ceux qui s'imaginent - ils sont assez nombreux, apparemment, et justement les plus zélés - que l'on pourrait réussir en substituant à la froide organisation la chaleur du coeur ouvrent n'importe quel journal du matin et y fassent le compte des souffrances et des malheurs qu'il serait possible quotidiennement d'éviter : s'ils voulaient ne pas laisser faire, s'ils avaient seulement la capacité de se le représenter concrètement, moins encore, de s'en faire seulement l'idée confuse que le mot « compassion » requiert de chacun... ils deviendraient fous ! Le pendant actif de ce laisser-faire, c'est le traitement sommaire, général, administratif des problèmes humains : le symbole de la relation indirecte entre l'homme et l'État, c'est le dossier. C'est la vie réduite à une substance sans odeur, sans saveur et sans poids, le bouton sur lequel on presse : ce geste entraîne-t-il mort d'homme, on ne l'a pas fait, puisque tout le champ de la conscience était rempli par la manipulation délicate du bouton. Le dossier, c'est le verdict de la Cour, l'attaque aux gaz de combat, la bonne conscience de nos bourreaux ; c'est le partage le plus funeste de l'homme en deux : la personne privée et le fonctionnaire. Mais le caractère indirect de cette relation représente, dans les circonstances actuelles, une hygiène apparemment indispensable.
L'homme simple corrige la disproportion qui en résulte en volant et en tournant le règlement comme il peut. De fait, il ne reste en dehors de ce système que des influences illégales ou jugées presque illicites : le libre-échange des biens, des opinions et de la vie. En dépit de toutes les entraves, il ne cesse de surgir des pensées qui finissent par faire dévier légèrement le cours de l'évolution ; les hérétiques agissent sur l'Église étatisée, et sur l'esprit étatisé les écrivains indépendants ; mais le principal contrepoids à l'organisation, ce sont encore les passions - parmi lesquelles, souveraine et régulatrice, la passion de l'argent. Au lieu de se borner à les condamner, on devrait comprendre qu'elles sont le correctif luciférien nécessaire à ce dieu très imparfait qu'est l'État. Augustin distinguait entre l'État et la civitas Dei, la sphère du royaume de Dieu où l'individu est soustrait aux atteintes de la communauté. Aujourd'hui, la cité dé Dieu se précipite au cinéma, voue son existence au shimmy et, à force de trafiquer sur les devises, pousse sans scrupules l'État au bord dé l'abîme. C'est, bien entendu, dé la dégénérescence ; mais il importé encore plus dé reconnaître que c'est aussi, d'autre part, le simple revers dé l'État, son complément inévitable, le fantôme de la victime humaine emmurée dans lés fondations de la cathédrale.
On ne pouvait trouver la nation dans la race, ni dans l'État; on l'y a cherchée néanmoins. La pensée allemande s'est appuyée tantôt sur dés chimères raciales, tantôt sur une philosophie du sacrifice à cette somme de toutes les sommes qu'était censé être l'État, en expiation d'une sorte de péché originel dé l'individu qui ne pouvait être obtenue que par l'anéantissement dans le Tout. A côté dé ces deux formules, il en existait une troisième, la cité de Dieu, à laquelle correspond une troisième hypothèse déjà mentionnée en passant, la nation comme esprit. Nos Cicérons disent : « Les biens idéaux supra-personnels, l'esprit de la communauté, les institutions issues de la volonté commune, la tradition culturelle commune - dont l'ensemble nommé État n'est qu'une partie - ont intégré la nation. » Sans vouloir contester une affirmation où entre beaucoup de vrai, on peut lui opposer une vue tout de même plus exacte. Y a-t-il un esprit commun aux universités et aux pénitenciers? Ces deux institutions abritent néanmoins les représentants des deux activités lés plus développées de nos jours. Y a-t-il un esprit commun à M. Anton Wildgans et à Nietzsche ? Il y en a sûrement un, mais si difficile à définir qu'il vaut mieux y renoncer. Concevons plutôt rassemblés là plusieurs millions d'individus qui, à l'intérieur d'un espace de temps singulièrement béant, ont fourré la tête dans un monde qu'ils comprennent dans une mesure et d'une façon très différentes, dont ils attendent des choses non moins différentes ; un monde dont ils ne voient et n'entendent qu'un grand vacarme absurde au sein duquel un son, de loin en loin, leur fait dresser l'oreille. Cette masse énorme, hétérogène, qui né peut ni s'imprimer quoi que ce soit profondément dans l'esprit, ni entièrement s'exprimer, dont la composition varie chaque jour selon celle des excitations qu'elle subit, cette masse hésitant entre solide et liquide, cette non-masse, ce rien dépourvu de sentiments, de pensées et de résolutions fixés, voilà, sinon la nation, du moins la substance qui l'alimente.
Cette substance même ne peut voir dans tout vêtement idéologique qu'un « nous » inauthentique ; un « nous » sans rapport avec la réalité. « Nous autres Allemands » : fiction d'une communauté entre manoeuvres et professeurs, mercantis et idéalistes, écrivains et cinéastes, qui n'existe pas. Le véritable « nous » s'exprime par la formule : nous ne nous sommes mutuellement de rien. Nous sommes des capitalistes, des prolétaires, des intellectuels, des catholiques... beaucoup plus liés, en fait, à nos intérêts particuliers - au delà de toute frontière - que les uns aux autres. Pour ce qui lui tient vraiment à coeur, le paysan allemand est plus proche du paysan français que du citadin allemand. Nous - chaque nation en elle-même - nous comprenons mal les uns les autres ; nous nous combattons ou nous flouons chaque fois que faire se peut. Sans doute parvient-on à nous ranger sous un même bonnet quand il s'agit de l'enfoncer sur la tête d'une autre nation : alors, oui, nous connaissons la félicité de l'expérience mystique communautaire ; mais il est permis de supposer que, si cette expérience est mystique, c'est parce qu'elle devient si rarement pour nous réalité. Cette vérité, encore une fois, vaut aussi pour les autres ; mais dans nos crises, nous avons, nous autres Allemands, l'avantage inappréciable de discerner plus clairement qu'eux la combinaison authentique ; c'est sur cette vérité que nous devrions fonder notre patriotisme, et non sur l'illusion que nous sommes le peuple de Goethe et de Schiller, ou celui de Voltaire et de Napoléon.
On garde toujours, en tout temps, un sentiment de coïncidence insuffisante entre la vie publique et la vie privée ; mais y a-t-il aucun événement de l'histoire publique qui puisse jamais être la vraie expression de celle-ci? Moi-même, en tant qu'individu, suisje cela que je fais, ou ce que je fais est-il un compromis, en vue de la réalisation, entre des forces inarticulées au fond de moi et des formes préexistantes et capables de transformation? Dans la relation avec le Tout, cette petite nuance prend une importance centuplée. Une association d'intérêts artificielle ne peut être maintenue, à moins d'une inertie obstinée, que s'il y a un intérêt commun à user de violence envers les autres, sans qu'il s'agisse nécessairement de celle de la guerre. Mais quand on dit qu'au moment où une guerre éclate, des phénomènes de suggestion collective sont en jeu, il faut l'entendre uniquement comme la rupture d'un ordre qui ne s'était pas assez préoccupé de ses tensions involontaires. Cet élan explosif dans lequel l'homme s'est libéré et, en sautant en l'air, a retrouvé son semblable, ce fut le reniement de l'existence bourgeoise, le choix du désordre au lieu de l'ordre ancien, le saut dans l'inconnu - quels qu'aient été les noms plus moraux dont on le baptisa. La guerre, c'est la fuite devant la paix.

VIII

A strictement parler, dans toutes les versions qu'on en a données, la nation est une fiction.
Il n'est pas agréable d'en convenir en un temps où d'autres nations s'enflent d'illusions et nous ont imposé, à nous citoyens de langue allemande, la solidarité de la privation des droits, de la condition d'exploités et d'esclaves. On objectera donc qu'il vaudrait mieux, dans les circonstances présentes, même si le patriotisme, la nation et autres entités du même ordre sont des illusions, ne pas le dire. Indépendamment de la question de savoir si la nation existe ou non, l'hypothèse qu'elle existe a sa valeur ; peut-être même faudrait-il évoquer sa présence d'autant plus suggestivement que son unité, en pratique, est douteuse ! Ce sera l'avis, notamment, de ceux qui voient dans la nation un idéal réalisable uniquement à long terme et qu'il faut rappeler de temps en temps au peuple pour que celui-ci se purifie à sa vue. Mais un tel idéal, qui n'a jamais vraiment épanoui ses influences purifiantes que les jours de fête, pour ainsi dire, ou en des occasions telles que les mobilisations générales, fait penser à une maison où le locataire ne dormirait que la semaine des quatre jeudis, préférant coucher, le reste du temps, dans les prés marécageux d'à côté ; un idéal qui agit ainsi ne saurait être particulièrement indiqué ou bénéfique.
Oui, on peut le dire : tous les cas que nous avons passés en revue jusqu'ici n'ont été que des cas particuliers d'un mauvais usage de l'idéal. De même que l'on n'a pas conçu l'hypothèse de la race sous forme progressive, comme un but à atteindre, mais sous forme régressive, comme un fétiche mystique, on a sublimé l'État en le soustrayant au désir irrespectueux de le considérer comme aménageable, à l'instar d'un quelconque appartement ; et le concept de nation n'a pas été reconnu, institutivement, comme une matière à informer, mais proclamé, constitutivement, comme un donné dont l'expression seule serait imparfaite. Cette façon d'user de tous nos idéaux est probablement une séquelle des temps où il était encore difficile de faire respecter les règles les plus simples autrement qu'en les déclarant tabous. Notre éthique actuelle porte encore la marque du tabou préhistorique. Nous attribuons à nos idéaux l'inamovibilité et l'inaltérabilité des idées platonico-pythagoriciennes ; et quand la réalité ne s'y conforme pas, nous n'hésitons pas à définir comme le critère même de l'idéalité cette «impureté» de leur réalisation. Nous essayons de rapprocher la courbe difficilement calculable de l'être du rigide polygone que dessinent les points fixes de notre morale, en brisant sans cesse d'angles nouveaux la ligne droite de nos principes, sans jamais parvenir pour autant à coïncider avec cette courbe. Il se peut que la vie intérieure ait le même besoin de points d'appui solides que la pensée ; mais ceux-ci, sous leur forme d'idéaux, nous ont conduits à un seuil que l'on ne saurait guère dépasser. Il faut en effet - chacun le sait - imposer à chaque idéal, pour le rapprocher du réel, tant de restrictions et d'amendements qu'il finit par n'en plus rien rester. Quand un fond blanc est entièrement couvert de taches sombres, le moment n'est pas loin où la pensée travaillera avec un fond sombre taché de blanc ; dans le domaine éthique, on n'en est pas encore là, il s'en faut. Cette façon de « pactiser » avec la réalité est malheureusement juste le contraire de ce que nos idéalistes considèrent comme l'idéalité. J'appelle idéalisme le fait de former la réalité selon des idées - et idéalisme au second degré seulement, le fait de se soumettre à ces idées imposées jusqu'à ce que soit atteint le degré suivant de réalisation ; dès lors, si la vie ne se soumet pas à un système d'idéaux, je ne puis reconnaître en eux beaucoup d'idéalisme. Il faudrait comprendre une bonne fois que si la vie ne se soumet pas, ce n'est pas simple insubordination d'écolier ; c'est que les idéaux eux-mêmes sont fautifs.
Une morale soucieuse aujourd'hui de dépasser le simple ravaudage, je veux dire une morale simplement « civilisatrice » comportant le sacrifice de ce bel atavisme qu'est la Kultur - dont le rejet peut se déduire, accessoirement, de ce qui précède-, doit se bâtir sur cette informité que la civilisation européenne et l'extraordinaire développement de ses échanges nous ont imposée. Je crois que les expériences faites depuis 1914 auront appris à la plupart d'entre nous que, du point de vue éthique, l'homme est une réalité pratiquement sans forme, étrangement malléable, capable de tout, dans laquelle bien et mal peuvent pencher d'un côté et de l'autre aussi loin que l'aiguille d'une balance ultrasensible. Cela ne fera probablement que s'aggraver, et les hommes échapperont de plus en plus aux bornes éthiques, d'ailleurs presque impuissantes, que l'on a dressées autour d'eux. Car il est permis de se représenter l'homme, à l'origine, comme une créature indifféremment bonne ou mauvaise, c'est-à-dire égoïste ou sociale - sans parler de la bonne dose d'égoïsme que comporte le social; mais les intérêts auxquels il est mêlé de nos jours sont si nombreux, le monde qui l'entoure si étanche, le corps social si mauvais conducteur des stimuli intellectuels qu'au moment de l'action n'influe jamais sur lui qu'une part infime des déterminants éthiques possibles. C'est pourquoi tout événement éthique, aujourd'hui, s'il est réellement vécu, présente plusieurs « côtés » : bon de l'un, mauvais de l'autre, il est, d'un troisième côté, quelque chose dont on ne sait s'il faut le juger bon ou mauvais. Le bien apparaît non plus comme une constante, mais comme une fonction variable. Il tient seulement à la lourdeur de la pensée que nous n'ayons pas trouvé, pour exprimer cette fonction, de formule logique qui satisfasse au besoin d'univocité sans étouffer l'ambivalence des faits : les mœurs n'en souffriraient pas plus que les mathématiques ne sont mortes quand on a découvert que le même nombre pouvait être le carré de deux nombres différents.

IX

Cette morale qui serait à la hauteur des faits de notre vie; il va sans dire que nous ne l'avons pas. Toutefois, notre conscience d'une transition exige dès maintenant que nous traitions l'État et la nation non plus comme des idéaux, mais simplement comme des objets sommés de répondre à leurs fins. Mais de ces fins qui changent avec le temps, personne ne peut rien dire de concluant, sinon que l'on doit laisser à la civilisation le soin de les élaborer à partir d'elle-même. Mais cela signifie, si l'on adopte le «pessimisme optimiste» qui convient - sans s'imaginer que le mythe, l'intuition ou l'idéal classique puissent être d'aucun secours à une génération de constructeurs et de vendeurs de machines, sans estimer non plus les énergies qui bouillonnent jusque dans les excès de cette civilisation -, cela signifie qu'il faut laisser aux hommes, dans la mesure compatible avec la vie en commun, le soin de se chercher eux-mêmes leur voie et d'obéir à leurs intérêts propres. N'est-ce pas là d'ailleurs un principe que nous appliquons dès l'école maternelle? Puisqu'il s'est révélé produire de meilleurs élèves, il est grand temps de l'étendre aux adultes. Prolétaires, capitalistes, ichtyologues, peintres, etc., voilà dès aujourd'hui des associations internationales naturelles - même si elles ne représentent, dans l'ensemble linguistique national, que des sous-associations. On commence lentement à prendre conscience que la vie économique constitue un tout international, et que c'est pure myopie que de pratiquer une politique économique égoïstement nationale au lieu de faire de l'organisation du travail en gros ; et faut-il donner des preuves du caractère effectivement international des intérêts intellectuels ? Dans les conférences diplomatiques censées résoudre les différends des États, la disproportion entre la dépense et le résultat est si énorme que l'on en vient fatalement à juger ces méthodes incapables de faire progresser d'un pas l'évolution ; et la Société des Nations, sous sa forme actuelle de banquets d'États, apparaît de plus en plus comme une farce. Mais renverser l'État ne se pourrait qu'au prix d'une révolution mondiale : le programme d'organisation de la vie après cette mort de l'ordre ancien est-il prêt, ou n'attend-on pas plutôt que l'évolution., à travers une longue réflexion révolutionnaire, vous décharge de la responsabilité d'une décision ? Quoi qu'il en soit, rien ne peut gêner davantage une articulation naturelle de la société humaine que d'élever au-dessus de l'homme ces deux idéaux : l'État et la nation. La seule issue est de travailler à favoriser l'évolution qui se poursuit en dehors d'eux, d'éveiller et de maintenir vivante la conviction de leur désuétude.
On objectera que, partout où des associations internationales cherchent à s'imposer, de très gros intérêts matériels se cachent derrière ; et que toute organisation nécessitant de grands moyens ne peut être mise sur pied qu'à condition de faire entrevoir de grands succès matériels. Il suffit d'ailleurs d'un coup d'oeil sur la politique intérieure pour constater qu'aucune entreprise désintéressée ne prospère, que seuls les intérêts les plus palpables parviennent à unir les hommes ; sans parler, dans nos partis politiques, -des liaisons perverses qui permettent à de vieilles beautés idéales de se faire entretenir par des besoins matériels. On finit par penser que même l'ordre juridique interne qui est à l'origine de toute civilisation n'a pu être établi qu'imposé d'abord par la force, et que le bolchevisme aussi croit devoir faire de la force le soutien de l'idée. Il se peut que la forme de vie authentiquement moderne dont il est question ici ne puisse elle aussi être atteinte sans recourir à la force. Mais les idées, plutôt que de montrer à l'avenir une voie, ne font que lui suggérer une direction; elles sont des filets que l'on jette sur l'avenir pour le capturer et que celui-ci, s'il les déchire par endroits, ne détruit jamais entièrement. Quel est donc l'avenir qui nous attend ? Sera-ce un rétablissement progressif de notre ancienne corpulence qui nous console des torts subis ? Une revanche, en l'absence - puisqu'on nous en a privés - de tout but politique? Ou bien: l'invention d'un but de politique mondiale? Quand la guerre a éclaté, l'Église s'est récusée, le socialisme s'est récusé, tous deux sous la pression d'une idéologie de l' « ou bien... ou bien » qui n'était en fait qu'une pseudoidéologie. Le peuple qui fera le premier pas hors de l'impasse de l'impérialisme nationaliste vers une nouvelle possibilité d'ordre mondial et qui saura donner cet élan d'avenir à toutes ses initiatives aura bientôt le leadership du monde et pourra faire triompher ses voeux légitimes. Aujourd'hui, personne ne peut encore tracer avec précision la voie à suivre; ce qu'il faut, c'est créer sans retard l'état d'esprit qui permette de s'y engager.