vendredi 15 décembre 2006

Avant propos in « Les derniers jours de l'humanité » de Karl Kraus 1919.
Ce drame, dont la représentation, mesurée en temps terrestre, s'étendrait sur une dizaine de soirées,est conçu pour un théâtre martien. Les spectateurs de ce monde-ci n'y résisteraient pas. Car il est fait du sang de leur sang, et son contenu est arraché à ces années irréelles, impensables, inimaginables pour un esprit éveillé, inaccessibles au souvenir et conservées seulement dans un rêve sanglant, années durant lesquelles des personnages d'opérette ont joué la tragédie de l'humanité. L’action éclatée en centaines de tableaux ouvre sur des centaines d'enfers, elle est, elle aussi, impossible, dévastée, dépourvue de héros. L’humour n'est que le reproche à soi même de quelqu'un qui n'est pas devenu fou à la pensée d'avoir gardé le cerveau intact en témoignant de cette époque. Seul lui, qui livre à la postérité la honte de sa participation, a droit à cet humour. Quant à ses contemporains, qui ont toléré qu'adviennent les choses décrites ici, qu'ils relèguent le droit de rire derrière le devoir de pleurer. Les faits les plus invraisemblables exposés ici se sont réellement produits, j'ai peint ce qu'eux, simplement, ont fait. Les conversations les plus invraisemblables menées ici ont été tenues mot pour mot; les inventions les plus criardes sont des citations. Des phrases dont l'extravagance est inscrite à jamais dans nos oreilles deviennent chant de vie. Le document prend figure; les récits prennent vie sous forme de personnages, les personnages dépérissent sous forme d'éditorial; la chronique a reçu une bouche qui la profère en monologues; de grandes phrases sont plantées sur deux jambes - bien des hommes n'en ont plus qu'une. Des voix fusent, fulminent à travers l'époque et enflent, choral de l'acte sacrilège. Des gens qui ont vécu parmi l'humanité et lui ont survécu, acteurs et orateurs d'un présent qui n'a pas de chair mais du sang, pas de sang mais de l'encre, sont reproduits sous forme d'ombres et de marionnettes et réduits à la formule de leur inconsistance active. Des larves, des lémures, masques du carnaval tragique, sont pourvus de noms vivants; or il doit en être ainsi car dans cette existence temporelle déterminée par le hasard rien n'est dû au hasard. Cela ne confère à personne le droit de considérer tout cela comme une affaire locale. Même ce qui se passe sur le Ring devant chez Sirk est régi par un centre cosmique. Quiconque a les nerfs fragiles, bien qu'assez solides pour endurer l'époque, qu'il se retire du spectacle. Il ne faut pas s'attendre à ce que l'époque qui a permis cela prenne l'horreur devenue verbe pour autre chose qu'une plaisanterie, surtout là où elle résonne dans les douces profondeurs des dialectes les plus horrifiants, et qu'elle prenne ce qu'elle vient de vivre, ce à quoi elle vient de survivre, pour autre chose qu'une invention. Une invention dont elle honnit le contenu. Car plus grande que la honte de la guerre est celle des hommes qui ne veulent plus rien en savoir: ils admettent qu'elle est mais pas qu'elle a été. Ceux qui ont survécu ont fait une croix sur elle; quand bien même les masques défilent le mercredi des Cendres, ils ne veulent pas être rappelés les uns aux autres. Ô combien compréhensible le désenchantement d'une époque qui, à jamais incapable de vivre ou même de s'imaginer vivre quoi que ce soit, reste inébranlable devant son propre effondrement, elle qui ressent aussi peu le repentir que les effets de l'action et qui a pourtant suffisamment l'instinct de conservation pour se boucher les oreilles devant les enregistrements de ses chants héroïques et suffisamment le sens du sacrifice pour les entonner à l'occasion. Qu'une nouvelle guerre éclate paraît le moins inconcevable à ceux pour qui le slogan « Que voulez-vous, c'est la guerre! » permettait et couvrait toutes les infamies, mais pour qui le seul fait de rappeler « C'était la guerre» perturbe le repos mérité des survivants. Ils avaient l'impression de conquérir le marché mondial -le but pour lequel ils étaient nés - en armure de chevalier; ils doivent se contenter d'une affaire bien moins reluisante: bazarder la ferraille à la brocante. Allez donc leur parler de guerre dans pareil climat! Et il est à craindre que l'avenir, sorti de la cuisse d'un présent à ce point ravagé, ne fasse pas preuve lui non plus d'une plus grande force de compréhension, en dépit d'une distance plus grande. Il n'empêche qu'un aveu de culpabilité aussi total, celui d'appartenir à cette humanité là, ne manquera pas d'être bienvenu en quelque endroit et utile en quelque temps. Et « tant que les esprits des hommes encore sont en furie », délivrons à la haute cour sur les
decombres ce message d'Horatio à celui qui incarne le renouveau:

Et laissez-moi dire au monde qui l'ignore
Comment tout ceci advint; vous apprendrez
Des actes charnels, sanglants, contre nature,
Des verdicts hasardeux, des assassinats aveugles,
Des meurtres dus à la violence et à la perfidie,
Et des projets qui, échoués, retombent
Sur ceux qui les conçurent; de tout ceci Je vous ferai
Le récit véritable

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