vendredi 29 décembre 2006

L'homme mathématique. Robert Musil

Entre les nombreuses sottises que fait dire sur les mathématiques l'ignorance de leur vraie nature, il en est une qui consiste à qualifier les grands capitaines de " mathématiciens du champ de bataille ". En fait, si l'on veut éviter la catastrophe, il ne faut pas que leurs calculs logiques dépassent l'innocente simplicité des quatre opérations. La soudaine nécessité d'une déduction aussi modérément subtile et complexe que la résolution d'une équation différentielle simple coûterait la vie à des milliers d'hommes.
Ce n'est pas attaquer la stratégie, c'est défendre la singularité des mathématiques. On dit qu'elles représentent pour la pensée le maximum d'économie, et sans doute est-ce exact. Mais le fait même de penser est une affaire obscure et problématique. C'est devenu depuis longtemps (quand même ç'aurait été d'abord une simple épargne biologique) une complexe passion d'épargner, qui ne se soucie pas plus de l'ajournement du résultat que l'avare de sa pauvreté, lentement, voluptueusement, convertie en son contraire.
Les mathématiques permettent, dans des conditions favorables, de mener à terme en quelques instants une opération telle que l'addition d'une série infinie, que l'on serait incapable de jamais achever autrement. Elles peuvent déjà effectuer à la machine de complexes calculs logarithmiques, et jusqu'à des intégrations ; le travail du calculateur moderne se borne à disposer les données du problème et à tourner une manivelle ou à presser un bouton. Ainsi, un simple assistant est?il capable d'expédier des problèmes que son professeur, voilà deux cents ans seulement, n'eût pu résoudre sans consulter Newton à Londres ou Leibniz à Hanovre. Et même pour les problèmes que la machine est encore incapable de résoudre (naturellement, beaucoup plus nombreux), on peut considérer les mathématiques comme un appareil intellectuel idéal dont le but, et le succès, sont de prévoir, à partir des principes, tous les cas possibles.
C'est le triomphe de l'organisation rationnelle. Aux grands chemins de la raison, menacés d'intempéries et de brigands, se sont substituées des lignes de wagons-lits. Du point de vue de la théorie de la connaissance, voilà, sans nul doute, une économie.
On s'est demandé quelle proportion de ces cas possibles servait réellement. On a calculé quelles sommes de vies humaines, d'argent, de fatigues, d'ambitions ont été dépensées dans l'histoire de cet énorme système d'épargne, combien y sont encore investies et doivent l'être, ne fût-ce que pour ne pas en perdre l'acquis ; et l'on a tenté de les mettre en balance avec le profit retiré. Là encore, cet appareil, certes compliqué, encombrant, s'est révélé économique, et proprement incomparable. Notre civilisation tout entière lui doit l'existence, et nous ne saurions par quel autre moyen le remplacer ; il satisfait pleinement les besoins auxquels il répond, et la générosité de son fonctionnement à vide est l'un de ces faits uniques qui échappent à la critique.
Il faut donc détourner son regard des profits extrinsèques, l'appliquer, à l'intérieur même des mathématiques, à la répartition des éléments restés inutilisés, pour découvrir l'autre visage, le vrai visage de cette science. Alors, rien moins qu'efficace, elle s'avère de nature dispendieuse et passionnelle. L'homme moyen n'en utilise guère plus que ce que l'école primaire lui a appris ; l'ingénieur, juste ce qu'il faut pour se retrouver dans les colonnes de formules des manuels techniques, c'est-à-dire pas grand-chose ; le physicien lui-même, d'ordinaire, travaille avec des moyens mathématiques relativement peu différenciés. Lui en faut?il davantage, il se trouve réduit le plus souvent à lui-même, les mathématiciens n'ayant que peu de goût pour ce genre d'adaptation. Voilà comment, dans de nombreux domaines de cette science (domaines d'une importance pratique incontestable), les spécialistes se trouvent être des non-mathématiciens. Mais tout à côté, s'étendent d'immenses domaines qui n'ont d'existence que pour le mathématicien ; comme un vaste réseau nerveux autour des points d'attache de quelques rares muscles. C'est quelque part là-dedans que travaille le mathématicien isolé : ses fenêtres ne donnent pas sur l'extérieur, mais sur les pièces voisines. C'est un spécialiste : on ne saurait concevoir de génie qui soit encore en mesure de dominer l'ensemble. Sans doute pense-t-il que son travail finira bien par rapporter un jour un avantage exploitable, mais ce n'est pas cela qui le stimule ; il est au service de la vérité, c'est-à-dire de son destin à lui, non de la fin de ce destin. Le résultat pratique de son activité serait-il un miracle d'économie, ce qui l'habite, c'est la prodigalité et la passion.

Les mathématiques sont aujourd'hui l'une des dernières témérités somptuaires de la raison pure. Sans doute de nombreux philologues exercent-ils aussi une activité dont eux-mêmes ne voient pas le profit, pour ne rien dire des philatélistes et des collectionneurs de cravates. Mais ce sont là d'innocentes manies, qui se déploient fort loin des affaires sérieuses, alors que les mathématiques y font pénétrer, au contraire, quelques?unes des aventures les plus amusantes et les plus hardies de l'existence. Un petit exemple : pratiquement, on peut dire que nous vivons entièrement des résultats de cette science, dont elle?même se désintéresse totalement. Notre pain se cuit, nos maisons se bâtissent, nos voitures roulent grâce à elle. À l'exception de quelques produits manufacturés : meubles, vêtements, souliers, et des enfants, tout nous est fourni par l'enclenchement d'opérations mathématiques. Toute cette vie autour de nous qui court, circule ou s'arrête, non seulement est tributaire des mathématiques pour sa compréhensibilité : elle en est effectivement le produit, elle repose, dans l'infinie variété de ses déterminations, sur elles. Les pionniers des mathématiques s'étaient fait de certains éléments de base des représentations utilisables : d'où suivirent des déductions, des systèmes de calcul et des résultats dont s'emparèrent les physiciens pour obtenir de nouvelles conséquences ; sur quoi vinrent les techniciens, qui se contentèrent souvent d'ajouter à ces résultats quelques calculs supplémentaires, et les machines de faire leur apparition. Or, quand tout cela eut pris la plus belle forme du monde, voilà que les mathématiciens (infatigables fouineurs théoriques) découvrirent soudain, dans les fondements mêmes de toute l'entreprise, quelque vice irrémédiable : et constatèrent, en allant au fond des choses, que l'édifice tout entier ne reposait sur rien ! Mais les machines fonctionnaient... Nous voilà donc réduits à convenir que notre existence est fantasmagorie pure ; nous la vivons, certes, mais uniquement en vertu d'une erreur sans laquelle elle ne serait pas ! Nul homme, aujourd'hui, ne côtoie le fantastique de plus près que le mathématicien.

Ce scandale intellectuel, le mathématicien l'impute, de façon exemplaire, c'est-à-dire avec assurance et fierté, à la nature diaboliquement dangereuse de son intelligence. Je pourrais citer d'autres exemples, tel l'acharnement que les physiciens ont quelquefois mis à nier la réalité de l'espace et du temps. Et cela, non pas du tout en l'air, comme il arrive aux philosophes (que l'on excuse aussitôt sur leur profession), mais en s'appuyant sur des raisons qui s'imposent soudain à vous avec l'évidence d'une automobile, et terriblement dignes de foi. Mais en voilà assez pour comprendre à quels gaillards l'on a affaire.
Quant à nous, depuis le siècle des Lumières, nous avons bien perdu courage. Un petit insuccès a suffi à nous dégoûter de l'intelligence, et nous laissons le premier exalté venu taxer de creux rationalisme la tentative d'un Diderot ou d'un d'Alembert. Nous braillons pour le sentiment contre l'intellect, oubliant que le sentiment sans l'intellect, à de rares exceptions près, n'est que boursouflure. Nous avons déjà si gravement corrompu notre littérature, qu'après avoir avalé coup sur coup deux romans allemands, il ne nous reste plus qu'à vite résoudre une intégrale, pour désenfler.
N'allez pas nous objecter que les mathématiciens, sortis de leur spécialité, sont des êtres banals ou stupides, à qui leur logique même ne sert de rien. C'est que leur logique n'y a plus sa place, et qu'ils font dans leur domaine ce que nous devrions faire dans le nôtre. Telle est la leçon considérable, exemplaire, de leur existence : ils sont une image du futur représentant de l'esprit.
Pour peu que ce sérieux ait percé sous les plaisanteries que l'on s'est permises ici à leur propos, les conclusions suivantes ne paraîtront pas trop inattendues. On se plaint qu'il n'y ait pas de culture de notre époque. Cela peut être entendu diversement ; en fait, la culture a toujours été une unité qu'assurait soit la religion, soit la société, soit encore l'art. Nous sommes devenus trop nombreux pour une société ; trop nombreux aussi pour une religion (fait que l'on ne peut ici qu'énoncer, non prouver). Et quant à l'art, l'époque où nous vivons est la première qui ne puisse aimer ses artistes. Il n'empêche que cette même époque, non seulement voit en activité des énergies intellectuelles telles qu'il n'en fut jamais, mais encore connaît une harmonie et une unité de l'esprit jusqu'ici insoupçonnées. Prétendre que tout cela ne concerne qu'un savoir limité serait stupide : depuis longtemps déjà, le vrai but, c'est la pensée en général. Sans doute, cette forme de pensée, avec ses exigences de profondeur, de hardiesse, de nouveauté, se borne-t-elle pour Ie moment au domaine exclusivement rationnel et scientifique. Mais elle s'étend peu à peu ; quand elle aura gagné le sentiment, elle méritera le nom d'esprit. Aux écrivains de franchir ce pas. Pour ce faire, ils n'ont pas à apprendre une quelconque méthode (psychologique, juste ciel ! ou autre) ; seulement à s'imposer des exigences. Au lieu de cela, ils se contentent de considérer leur situation avec perplexité, et se consolent en blasphémant. Et si les contemporains ne peuvent pas davantage, par eux-mêmes, transposer dans l'humain leur niveau de pensée, ils n'en sont pas moins sensibles à ce qui demeure là au-dessous de leur niveau.

[Texte paru en 1913 dans la revue Der lose Vogel ; traduction française de Philippe Jaccottet, Robert Musil, Essais, Seuil]

lundi 18 décembre 2006

(extrait des Derniers Jours de l’humanité)

Le Râleur à son bureau (lisant) : « Désirant établir le temps exact nécessaire pour qu’un arbre qui se dresse dans la forêt se transforme en journal, le patron d’une papeterie a eu l’idée de procéder à une expérience fort intéressante. À 7 heures 35, il fit abattre trois arbres dans le bois voisin et, après écorçage, les fit transporter à l’usine de pâte à papier. La transformation des trois troncs d’arbre en cellulose de bois liquide fut si rapide que, dès 9 heures 39, le premier rouleau de papier d’impression sortit de la machine. Ce rouleau fut emmené immédiatement à l’imprimerie d’un journal à quatre kilomètres de là, et dès 11 heures du matin, le journal se vendait dans la rue. Il n’a donc fallu que trois heures et vingt-cinq minutes pour permettre au public de lire les dernières nouvelles sur un matériau provenant des arbres sur les branches desquels, le matin même, les oiseaux gazouillaient encore. »
Il est donc cinq heures. La réponse est là. L’écho de ma démence sanglante… Comment ? Nous serions les commis-voyageurs des usines d’armement, censés témoigner non pas avec leur bouche des performances de leur entreprise mais avec leur corps de l’infériorité de la concurrence ? Là où les voyageurs furent nombreux, il y aura beaucoup d’éclopés ! Qu’ils transforment les secteurs de vente en champs de bataille, soit ! Qu’ils aient eu le pouvoir de mettre les plus nobles d’esprit au service de la crapulerie, le diable même n’aurait osé imaginer une telle consolidation de son pouvoir. Et si on lui avait susurré que dès la première année de la guerre une raffinerie de pétrole ferait 137 % de bénéfice net sur la totalité du capital en actions et David Fanto 73 %, le Creditanstalt 19,9 millions de bénéfice net, et que les trafiquants en viande, en sucre, en alcool à brûler, en fruits, en pommes de terre, en beurre, en cuir, en caoutchouc, en charbon, en fer, en laine, en savon, en huile, en encre, en armes seraient dédommagés au centuple de la dépréciation du sang d’autrui, le diable lui-même se serait prononcé en faveur d’une paix par renonciation ! Et c’est pour ça que vous avez rampé pendant quatre ans dans la gadoue, c’est pour ça que furent entravées les lettres qui vous étaient destinées, retenus les livres qui devaient vous consoler. Ils voulaient que vous restiez en vie car ils n’avaient pas encore assez volé dans leurs Bourses, pas encore assez menti dans leurs journaux, pas encore assez malmené les gens dans leurs bureaux, pas encore assez affolé l’humanité, pas encore assez tiré prétexte de la guerre pour justifier leur incapacité et leur sadisme — ils n’avaient pas encore fini de danser dans ce carnaval tragique où des hommes mouraient sous les yeux de reporters de guerre du sexe féminin et où des bouchers devenaient docteur ès lettres _honoris causa_… Des hommes d’État, appelés en pleine déchéance uniquement pour refréner les pulsions bestiales de l’humanité, les ont débridées ! Sous le manteau de la technique, l’hystérie prend d’assaut la nature, le papier commande aux armes. Nous fûmes invalides par l’action des rotatives avant que les canons fassent des victimes. Tous les domaines de l’imagination n’avaient-ils pas déjà été évacués ? À la fin était le Verbe. Celui qui tua l’esprit n’eut plus d’autre choix que d’engendrer l’action. Et c’est la presse qui a fait cela, elle seule, elle qui a corrompu le monde par sa putasserie. Ce n’est pas elle qui a mis en action les machines de mort : mais d’avoir vidé notre cœur au point de ne plus pouvoir nous imaginer le résultat probable, voilà sa responsabilité dans la guerre !…
Et vous, les sacrifiés, vous ne vous êtes pas insurgés contre ce projet ? Vous ne vous êtes pas défendus contre l’obligation de mourir et contre l’ultime liberté : devenir incendiaires ? Contre cette ruse diabolique d’exiger, sous les drapeaux du pathos moral, le sacrifice au bénéfice du marché de la laine !… Et la gloire et la patrie dans tout cela ? Vous étiez nus comme devant Dieu et votre bien-aimée, face à une commission de bourreaux et de salauds ! La patrie, nous l’avons vue dans la soif de pouvoir de l’esclave déchaîné et dans l’aménité du maître chanteur assoiffé de pourboire. Sauf que nous autres, si nous ne l’avions vue que sous les traits de ces atroces généraux — qui pendant cette grande époque s’immisçaient dans les pages-spectacles des feuilles de chou en lieu et place des dames de la haute afin d’attester qu’en ce monde on ne fornique pas seulement, on tue aussi — en vérité, nous aurions espéré l’heure de fermeture de ce bordel sanglant !
Comment, vous là-bas, les tués, les dupés, vous ne vous êtes pas insurgés contre cette entreprise ? Vous avez supporté la liberté et la belle vie de ces stratèges de la presse, des parasites et des farceurs, tout comme votre malheur et vos contraintes ? Tout en sachant qu’eux recevaient des distinctions honorifiques pour vos souffrances ? Vous ne leur avez pas craché la gloire à la figure ? Couchés dans des trains de blessés que ces canailles pouvaient étaler dans la presse ? Vous ne vous êtes pas échappés, n’avez pas déserté pour rejoindre cette guerre sacrée : nous libérer à l’arrière de l’ennemi mortel qui nous bombardait quotidiennement le cerveau avec ses mensonges ? Vous êtes morts pour ce commerce ? Vous avez enduré l’horreur pour prolonger la nôtre, nous qui tirions ici la langue entre l’usure et la détresse, entre les contrastes douloureux de l’impertinence replète et de la phtisie muette. Oh, vous éprouviez moins de compassion pour nous que nous pour vous, nous qui voulions leur réclamer au centuple chaque heure de toutes ces années qu’ils ont arrachée à votre vie, nous qui n’avions toujours qu’une question à la bouche : à quoi ressemblerez-vous si vous survivez à ça ? Quand vous aurez échappé à l’ultime but de la gloire : que les hyènes se fassent guides et offrent vos tombes à la curiosité des touristes ! Maladie, pauvreté, délabrement, poux, faim, agonie, mort au front, tout cela pour faire monter le tourisme — voilà notre lot commun ! Ils ont risqué votre peau, et dans la nôtre leur esprit pratique s’est taillé des porte-monnaie. Vous, vous aviez des armes — et vous n’êtes pas partis à l’assaut de l’arrière ? Vous n’avez pas fait demi-tour pour nous sauver, nous et vous, en quittant ce champ de la honte pour la plus honnête des guerres ? Morts, vous ne vous relevez pas de vos trous dans la terre, demandant des comptes à cette sale engeance, pour hanter son sommeil de vos visages grimaçants arborés à l’heure du trépas, avec vos yeux ternis par l’attente héroïque, avec votre masque inoubliable que la mise en scène de la folie a imposé à votre jeunesse ! Levez-vous donc et affrontez-les de votre mort héroïque afin que la lâcheté qui commande à la vie connaisse enfin ses traits et qu’elle la regarde les yeux dans les yeux, une vie durant ! Arrachez-les à leur sommeil de votre cri d’agonie ! Troublez leur jouissance par le fantôme de vos souffrances ! Ils étaient capables d’embrasser des filles la nuit qui suivait le jour où ils vous ont étranglés ! Sauvez-nous d’eux, sauvez-nous d’une paix qui nous apporte la peste de leur voisinage ! Sauvez-nous du malheur de serrer la main des juges militaires rentrés au pays et des bourreaux revenus au civil.
Au secours, les tués ! Assistez-moi, que je ne sois pas obligé de vivre parmi des hommes qui, par ambition démesurée ou instinct de survie, ont ordonné que des cœurs cessent de battre, que des mères aient des cheveux blancs ! Revenez ! Demandez-leur ce qu’ils ont fait de vous ! Ce qu’ils ont fait quand vous souffriez par leur faute avant de mourir par leur faute !… Cadavres en armes, arrachez-vous à cette pétrification ! Avancez ! Avance, cher partisan de l’esprit, et réclame-leur ta chère tête ! Et toi — où es-tu, toi qui es mort à l’hôpital ? Ils m’ont renvoyé ma dernière carte portant la notification : « Sorti de l’hôpital. Adresse inconnue. » Avance pour leur dire où tu es et comment c’est là-bas, dis-leur que tu ne voulais plus jamais te laisser utiliser pour ça !… Ce n’est pas votre mort — c’est votre vie que je veux venger sur ceux qui vous l’ont infligée !


Karl Kraus 1919.

samedi 16 décembre 2006

Avant Propos du traducteur
En traduisant Dritte Walpurgisnacht
in « Troisieme nuit de Walpurgis » de Karl Kraus 1933.


Troisième nuit de Walpurgis est le dernier long texte de Kraus, le point d'orgue de son activité de journaliste et de polémiste, qui a commencé en 1899 avec la création de Die Fackel, journal dont la mission est déjà annoncée par son titre qui peut se traduire par « Le Flambeau ». Éclaireur et sentinelle, Kraus a été animé par la volonté de combattre l'obscurantisme et d'attirer l'attention sur les démissions de l'esprit, les manquements à la raison et les agressions contre la nature. Possédé par sa mission et persuadé de son devoir d'intransigeance, il a rédigé seul Die Fackel à partir de 1911 . Les numéros pouvaient être d'importance très inégale, allant de quelques feuillets à plus de cent pages. Rien de plus contraire à l'exigence de vérité, selon Kraus, que de sortir un journal ayant toujours le même nombre de pages alors que l'intérêt de l'actualité fluctue. Avant même toute considération sur la façon dont est traitée l'information, la régularité du volume est déjà pour lui le signe d'un mensonge et d'un danger car, bridant toute hiérarchie, la presse met ainsi les informations au même niveau sans pouvoir toujours en souligner aucune à sa juste valeur, gonflant ou réduisant l'importance d'un événement en raison des seules nécessités d'un calibrage figé : selon la saison, autant de place peut être accordée à l'invasion d'un pays ou aux dérapages policiers qu'aux mariages princiers ou aux frasques d'une femme d'avocat, le tout entrecoupé de publicités - subsides dont se passait Die Fackel, qui ne vivait que des recettes des ventes et des abonnements. Aussi longtemps qu'il a paru, ce journal a bénéficié d'un lectorat qui pouvait lui aussi fluctuer, allant de 9 000 à 38 000 lecteurs selon les numéros. Kraus ne se souciait pas de fidéliser ses lecteurs en les caressant dans le sens du poil. Il s'en prend même parfois directement à eux quand ils l'agacent et veulent l'enfermer dans un rôle comme celui du trublion patenté qui doit avoir une idée sur tout et le faire savoir publiquement. C'est ainsi qu'il déclare au début de Troisième nuit de Walpurgis: « Certains [lecteurs] sont si impétueux que je recule davantage devant eux que devant le danger; ils prennent en effet d'assaut une librairie avant de partir à regret en insinuant que "c'est sans doute par peur qu'on ne paraît pas". Bien deviné dans la mesure où la conscience de se présenter dans ces moments-là devant de tels partisans est aussi un facteur de blocage. » À l'obligation d'écrire, Kraus a substitué, pendant les premiers mois de l'année 1933, celle de prendre la mesure de la catastrophe. Comme un acteur de théâtre qui fait de son silence un soutien de la réponse à venir,
«Je reste coi;
et ne dis pas pourquoi,

Et il Y a du silence,
alors que la terre craquait.

Aucune parole qui touchait; [.,.]
ensuite c'était indifférent.
La parole s'endormait
lorsque ce monde s'éveillait »,

fait-il paraître dans le bref numéro qui précède Troisième nuit de Walpurgis, dont le texte était destiné au départ à faire tout un numéro de Die Fackel. Il ne l'a été que partiellement - numéros 890-905, fin juillet 1934 -, Kraus ayant renoncé au dernier moment à tout publier pour ne pas mettre ses amis en danger. Car le danger qui menace tous les opposants en cet année 1933 est plus grave que jamais. Et aussi étonnant que cela puisse paraître, Kraus semble être l'un des rares a s‘en apercevoir si tôt et avec autant de clairvoyance, ne portant pas un jugement simplement politique mais fournissant, à partir d'une critique de la langue, une analyse de ce phénomène qu'il appelle 1'« Événement ».
Les trois cents pages de Troisième nuit de Walpurgis ont été rédigées en cinq mois, et seulement trois après la nomination de Hitler au poste de chancelier par Hindenburg, le 30 janvier 1933. Mais déjà Kraus semble avoir tout compris de ce qui se préparait: non pas pressenti ou anticipé, car ce n'est pas le livre d'un voyant mais celui de quelqu'un qui simplement sait regarder. Les documents sur lesquels il s'appuie, tout le monde pouvait en disposer. Kraus n'avait pas de sources d'information secrètes ou privilégiées. Il lisait simplement les journaux, écoutait la radio (« Souvent il suffit d'écouter la radio quand on recherche la vérité »), opérait des recoupements, vérifiait, classait. Il donne d'ailleurs expressément ses sources d'informations: l'Arbeiter Zeitung, le Berliner Tageblatt, la Neue Freie Presse, la Reichspost, la Berliner Illustrierte et - modérément, comme il le dit - Mein Kampf (car qui sait lire n'a pas besoin d'en faire son livre de chevet pour voir quelle idéologie il colporte et quel but il poursuit). Dès 1933 donc, Kraus parle longuement des préparatifs de guerre de l'Allemagne nazie, de ses visées expansionnistes, de l'antisémitisme affiché et brutal, de la structure préfasciste de la société allemande, des camps de concentration (le premier, Oranienburg, a été ouvert en février 1933, suivi par celui de Dachau en mars de la même année), des tortures, des exécutions sommaires, des sévices perpétrés contre les femmes accusées de « se commettre » avec des Juifs, de la « détention préventive » comme incarcération arbitraire et sans jugement permettant de mettre rapidement les opposants à l'écart. Si Kraus est prophétique, c'est dans quelques phrases qui résument la nature profonde du nazisme - dont il ne verra pourtant jamais toute l'horreur puisqu'il est mort en 1936, deux ans avant l'Anschluss, dont il honnissait l'idée: « C'est un moment, dans la vie des nations, qui ne manque pas de grandeur dans la mesure où, en dépit de l'éclairage électrique et même de tous les expédients de la radiotechnique, on renoue avec l'état primitif où un bouleversement de toutes les conditions de vie passe souvent par la mort. » Ou ceci : « Simultanéité d'électrotechnique et de mythe, de désintégration atomique et de bûcher, de tout ce qui existe déjà et n'existe plus ! »
Comment prétendre alors qu'on ne savait pas, qu'il était impossible de savoir ? Ces « millions de gens qui ont tout sous les yeux et ne remarquent rien » ... La seule explication pour Kraus est qu'on ne voulait pas savoir, qu'on se refusa à imaginer comme possible ce qui arrivait aux autres parfois au vu et su de tous : « Les rites très stricts de la préventive [ ... ] subsistent en vertu de la fidélité des zélateurs à leur foi et plus encore parce que ceux qui dorment dans des lits ne veulent pas y croire. » Ne pas admettre les choses tant qu'elles ne nous touchent pas personnellement. C'est ainsi que le président du Pen Club autrichien, lui-même juif, déclare qu'il n'a rien à reprocher (personnellement) aux nazis et qu'on ne lui a jamais rien demandé sur sa judéité, répétant qu'il n'a jamais été importuné par les nazis et que c'est leur faire un bien mauvais procès d'intention que de les suspecter de visées aussi horribles que les interdictions professionnelles, les camps de concentration et les tortures.
Ce qui semble avoir initialement profité au nazisme est moins le fait que la population ait été tenue à l'écart qu'elle ait été intégrée dans une orchestration du mensonge; elle a favorisé son installation au pouvoir avant de refouler et de dénier sa participation. Loin d'être une catastrophe surgie de nulle part, le nazisme a su s'appuyer sur les attentes, les peurs et les désirs refoulés de tout un peuple qui, dans une large part et depuis les années d'après la Première Guerre mondiale, y a trouvé son compte. Plusieurs fois Kraus s'insurge contre la léthargie ambiante et contre cette abdication de la conscience : « Les Allemands ne se rendent-ils pas compte - car les autres s'en rendent compte - non seulement qu'aucune nation ne se réfère aussi souvent qu'elle au fait qu'elle en est une mais que le reste du monde n'emploie pas aussi souvent en une année le terme de "sang" que ne le font les radios et les journaux allemands en une journée ? » Ou ceci: « Ces voix et ces visages ne devraient-ils pas au moins permettre à celui qui est né d'une mère de voir juste ? » Ou à propos de Hitler: « L'observateur ne ressent-il pas des brûlures d'estomac quand notre homme apparaît en public, affable et surtout débordant d'amour pour les enfants ? » Et ceci encore: « Que cela ait un effet encourageant plutôt que déprimant, voilà ce qui est phénoménal. »
Non moins phénoménal est le paradoxe voulant que cet homme d'une lucidité aussi extrême soit longtemps passé - du moins dans les pays de langue allemande - pour quelqu'un qui n'avait rien dit sur le nazisme, qui pouvait s'insurger pour un barbarisme mais qui n'avait pas eu la clairvoyance de voir la barbarie qui arrivait ni le courage d'écrire sur ce sujet. Cette erreur est fondée sur la première phrase de Troisième nuit de Walpurgis, « Je n'ai aucune idée sur Hitler », où Kraus insiste sur le pronom personnel placé en tête de phrase et qui renvoie à lui-même. Cette phrase liminaire, nous avons choisi de la laisser en allemand, « Mir fiillt zu Hitler nichts ein », pour conserver la voix de Kraus, comme la clef au début d'une portée musicale. Qui connaît les enjeux de la traduction sait en effet qu'elle est invalidée dans son projet même dans la mesure où, comme le dit Georges Arthur Goldschmidt, le choix d'une langue marque l'impossibilité de recourir à une autre pour dire ce qui est dit. Qui veut traduire malgré tout se trouve alors confronté à la gageure de devoir transposer un texte - avec tout ce qu'il contient et induit - dans une langue qui a été d'emblée exclue de son champ d'expression. C'est un travail où l'on tâtonne, cherche, invente, ordonne et jette beaucoup - avec pourtant toujours le même résultat, après avoir fait le tour complet des possibilités, celui de se retrouver au point de départ: la meilleure façon de dire ce qui a été dit, c'est celle de l'auteur. Ne resterait alors plus qu'à recopier fidèlement le texte original- non pas de façon naïve mais en toute connaissance de cause - avec la conviction que l'on n'écrit que les seuls mots appropriés. Ce n'est pourtant pas à cette extravagance que ressortit la non-traduction de la phrase liminaire du texte de Kraus, même si ce choix accomplit de façon jubilatoire (et dérisoire dans son volume) ce secret désir de refuser de traduire parce qu'on a parcouru auparavant tous les chemins de la transposition qui vous ont ramené à la force de l'original. Si cette phrase est laissée telle, c'est que, abondamment citée, elle ne fait pas seulement entendre la voix de Kraus, elle est aussi devenue un emblème. Elle n'est pas une simple boutade, un Witz - un trait d'esprit -, mais l'expression d'un agacement, d'un désespoir et d'une révolte. Kraus s'en sert comme d'une captatio benevolentiae qui, par l'effet de recul, va lui permettre de bondir et de saisir son sujet à bras-le-corps. Il passe ainsi les vingt premières pages de Troisième nuit de Walpurgis à expliquer toute la difficulté qu'il y a à dire ce qu'il a vu. Il avoue qu'il se sent abattu par ce déferlement de sauvagerie et de bêtise qui déforme tant la réalité que cette déformation lui coupe l'herbe sous les pieds, à lui le polémiste dont la mission est justement de grossir et de déformer les traits d'une réalité pour montrer, en caricaturiste, la vilenie et l'abomination en œuvre. Or comment déformer encore ce qui est déformé jusqu'au paroxysme ? Comment exagérer une exagération qui est allée plus vite et plus loin que notre imagination ? Comment décrire le sacrilège qui a déjà atteint la stature de l'abomination? Ce n'est qu'après avoir évoqué tout ce qu'il y a d'indicible et d'indescriptible dans la montée du nazisme, au point de croire que l'on sombre dans sa propre folie en étant le spectateur de cette folie, que Kraus s'attelle à la tâche de débouter l'habitant nauséeux qui s'est introduit dans la maison du langage.
Depuis la parution du texte intégral de Dritte Walpurgisnacht chez Suhrkamp en 1952, les critiques n'ont pu faire autrement que d'en rendre compte. Or ce que beaucoup ont écrit sur cet ouvrage, en Allemagne et en Autriche, est sidérant. Comme s'ils n'avaient lu que la première phrase ...
_ Willy Haas déclare (en 1953 dans le Tagesspiege!) que les trois cents pages du texte « ne contredisent pas la première phrase de Kraus » et qu'il ne s'agit que d'assouvir « une rancune personnelle » ;
_ Hans Habe (en 1961 dans la Rhein-Neckar-Zeitung) : « Cet homme de soixante-deux ans qui, pendant quarante ans, a eu des idées sur tout et tout le monde, s'est retrouvé totalement figé devant le phénomène Hitler sur lequel, comme il l' avoue, il n'a eu aucune idée » ;
_ Bodo Scheurig (en 1961 dans le Vorwdrts, organe du parti social-démocrate allemand ) : « Lorsque l'homme en chemise brune avec une mèche sur le front se mit à tambouriner jusqu'à en percer les tympans, le maître de la langue ne sut s'arracher qu'une phrase: "Je n'ai aucune idée sur Hitler" ; »
_ Fritz Raddatz (en 1968 dans Merkur) : « Karl Kraus s'est tu. [ ... ] Le livre se tait pendant trois cents pages. [ ... ] Non, ce livre est effrayant. [ ... ] Non, Troisième nuit de Walpurgis de Karl Kraus est la déclaration d'une faillite intellectuelle : il n'a eu aucune idée sur le nazisme » ;
_ Werner Ross (en 1974 dans le Süddeutsche Zeitung) : « Mais Kraus n'avait plus aucune idée sur Hitler et cela aura été d'un bien faible réconfort pour lui de voir que le tyran a opprimé le monde journalistique à coups de pied et de botte » ;
_ Rainer Kawa (en 1974 dans Die Welt) : « "Je n'ai aucune idée sur Hitler", écrivit Kraus en 1933, penaud » ;
_ Johannes Gross (en 1981 dans la Frankfùrter Allgemeine Zeitung) : « L'excellent Kraus, qui se mettait à avoir toutes sortes d'idées pour une virgule mal placée et qui n'en eut aucune sur Hitler qui allait le détruire, lui et ses semblables, marque l'abdication complaisante de la raison. »
Pour reprendre une phrase de Kraus : on en reste tellement coi qu'il est difficile de trouver des mots. Quelques journalistes intègres mis à part (Friedrich Jenaczeck, Edwin Hartl et Werner Kraft entre autres), il n'y a guère eu que des écrivains comme Alfred Polgar, Michaël Scharang, Friedrich Dürrenmatt ou Elfriede Jelinek (devenue Prix Nobel de littérature en 2004) pour saisir et souligner l'importance de ce texte dérangeant au point de déclencher pendant plus de trente ans - jusqu'à quand ? - ce déluge d'inepties. Le moindre mal serait que ces journalistes de langue allemande aient péché par paresse, ne trouvant pas le courage de lire ce texte difficile, s'arrêtant justement à cette première phrase qui leur semblait suffisamment simple, commode et décidée pour se faire aussitôt une opinion simpliste mais tout aussi commode et décidée sur l'attitude de Kraus par rapport au nazisme. Car s'ils ont lu tout Dritte Walpurgisnacht, ils se condamnent eux-mêmes sans appel d'un point de vue intellectuel et moral.
Au vu toutefois de la virulence et la persistance de ces attaques, il ne fait guère de doute que l'on n'est pas en face de dérapages individuels mais d'une véritable intention de dénigrer. Même si un lecteur décide de s'arrêter à cette première phrase, le simple bon sens voudrait qu'il soit prudent et se demande s'il est possible d'écrire trois cents pages - non pas pour ne rien dire (beaucoup réussissent souvent cette prouesse) mais - pour dire qu'on n'a rien à dire. L'enjeu de cette propagande est un secret de polichinelle à deux bosses: si même le grand Kraus, l'impitoyable sentinelle, n'a rien vu venir, comment le peuple allemand aurait-il pu se douter de quelque chose ? Si même celui qui se voulait le modèle du journaliste intègre n'a rien trouvé à écrire sur Hitler, comment la presse de l'époque (dont les journalistes de l'après guerre sont les héritiers) aurait-elle pu faire mieux ? Double absolution par falsification. Il n'en reste pas moins que beaucoup de ceux qui se sont fait un nom dans les journaux préfèrent passer pour des imbéciles incultes, bornés et malhonnêtes avouant qu'ils ne savent pas lire plutôt que de rendre compte d'un livre - dont ils ne sont pas obligés de partager toutes les analyses et les conclusions mais - qu'il est impossible de balayer d'un revers de main en prétendant, pour le condamner avant toute véritable analyse critique, qu'il ne dit rien sur le nazisme. « Impudence satanique ou bêtise sans fond ? » aurait demandé Kraus. On peut espérer que les temps ont changé depuis la réunification allemande en 1990 et que nous allons donner tort à Kraus qui écrivait, cinglant, en 1915 : « Il faut dire avec toute la compréhension nécessaire que je suis conscient du fait que j'écris de façon incompréhensible. Je n'ai jamais douté du fait que les imbéciles du moment ne comprennent pas mon style. Cela devrait aller un peu mieux avec les imbéciles à venir, même si je suis certain que je n'écris pas pour eux non plus. »
[….]
Je dois ici adresser des remerciements particuliers à Gerald Stieg qui a répondu avec patience et pertinence [….]. Sans lui, cette traduction, dont j'assume toutes les imperfections et les insuffisances, ne serait pas ce qu'elle est. Et elle n'est rien d'autre que la première traduction de ce livre dans une langue européenne. Si l'on se penche en effet sur le destin de Troisième nuit de Walpurgis, on s'aperçoit que, plus de soixante-dix ans après sa rédaction, ce texte a été jusque-là réservé aux seuls lecteurs maîtrisant l'allemand, à l'exception d'une seule autre langue, le japonais, trois traducteurs s'étant attaqués à ce texte dans les années 1970. Cette traduction, vu ma totale ignorance de cette langue, ne m'a été bien sûr d'aucun secours. Il m'a simplement fallu autant d'années pour traduire ce texte en français qu'il a fallu de Japonais pour le transposer dans leur langue.
Pourquoi ce texte est-il difficile?
Première difficulté : Il faut se replacer dans l'optique de Kraus, « se rendre poreux » - comme dit joliment la traductrice Françoise Cartano - et accepter de se défaire de ce que l'on pourrait appeler une idéologie. Le discours de Kraus n'est pas toujours en phase avec ce que l'on sait habituellement de cette époque et des personnalités qui l'ont marquée. Il y a quelque chose de révolutionnaire dans le point de vue que Kraus nous fait découvrir. Des figures comme Felix Salten, président du Pen Club autrichien et créateur de Bambi (repris par les studios Disney), ou encore Franz Werfel et bien d'autres passent aujourd'hui pour des gens avisés qui ont dénoncé et fui le nazisme. C'est le bilan que nous a laissé l'histoire. Si cette image est vraie, elle n'est vraie que quelques années plus tard. Or Kraus écrit en 1933, alors que bon nombre de personnages publics ne s'étaient pas encore donné un certificat de bonne conduite en émigrant et non seulement s'étaient bercés d'illusions mais avaient parlé et agi en fripouilles, preuves à l'appui. Il faut donc, pour traduire correctement, accepter de se replacer dans un nouveau sillage et de voir que certaines lignes de conduite n'ont pas toujours été celles que l'histoire officielle a retenues. Il en est ainsi pour Alfred Kerr (le plus important critique théâtral de l'époque, que l'on attendait de savoir arrivé dans sa loge avant de faire se lever le rideau). Si celui-ci a bien dénoncé le nazisme dès 1928, installé dans une réputation de pacifiste convaincu ayant toujours œuvré pour l'entente des peuples, il dut d'abord pour cela gagner un procès contre Kraus qui l'avait menacé de publier ses poèmes bellicistes des années 1914-1918 et lui avait réclamé de reverser les honoraires de ses conférences aux veuves et aux orphelins de guerre. Car, pour Kraus, celle qui n'est pas encore la Première Guerre mondiale est déjà grosse de la seconde.
Ils sont peu nombreux parmi les gens de lettres ceux qui ont toujours condamné la violence d'Etat et qui d'emblée et sans équivoque se sont opposés à la montée du nazisme sans essayer d'abord d'en profiter, au mépris des victimes qui déjà s' amoncelaient, pour ne réagir qu'au moment où ils devenaient victimes à leur tour. Kraus les cite: « Quelques-uns se sont élevés contre la mise sous tutelle d'une vie intellectuelle de plus grande envergure, protestation suffisamment insistante pour au moins couvrir de honte le silence ; des savants comme Franck et Stein, Planck et Koehler se sont dressés avec courage contre le tohu-bohu qui réclame que l'université soit un champ de tir et un antiséminaire ; des artistes comme Liebermann et Ricarda Huch se sont opposés à la mission qui voulait donner aux muses une orientation héroïque. » Il faut y ajouter Brecht, Einstein et Tucholsky, que Kraus évoque à plusieurs reprises.
[….]
Cette concentration sur la langue n'est pas un jeu gratuit de virtuose mais le moyen choisi par Kraus pour la soustraire à l'emprise nazie et de débouter ceux qui la manipulent pour pervertir et falsifier la pensée. Cette approche de la montée du nazisme est certes fragmentaire et ne peut rendre compte à elle seule de toute l'ampleur du phénomène mais elle est fondamentale. Au moment où Kraus commence sa Troisième nuit, toute la langue n'est pas encore contaminée, « alors que s'éveille une nation et se dresse une dictature qui, aujourd'hui, maîtrise tout à l'exception de la langue », et c'est la confrontation d'une langue architecturée avec une langue désarticulée, d'une langue saine avec une langue malade (comme Goethe a pu dire que le romantisme est ce qui est malade et le classicisme ce qui est sain) qui fait le corps de ce texte.
La langue est pour Kraus le lieu de la justice. Ce n' est donc pas un hasard si ses cibles privilégiées sont les professionnels de la manipulation des mots - principaux responsables de la diffusion d'une réalité déformée: les intellectuels. Au vu des réactions à la parution de la version intégrale de Dritte Walpurgisnacht, la tradition de résistance à la vérité et de trahison de la langue ne semble pas être en perte de vitesse chez les intellectuels. Ce qui donne, hélas! raison à Kraus, qui mettait au-dessus de tous trois groupes de responsables - ou d'irresponsables : les journalistes et les écrivains, les leaders politiques (notamment ceux de la social-démocratie) et le chef de la propagande nazie, 1'« intelligent Goebbels ».
Certes il y a aussi les actes, et ceux du nazisme au pouvoir suffisent pour condamner ce régime. « Ce qui distingue l'homme, ce sont ses actions; c'est l'aspect de ses actes qui montre ce qu'est l'homme. Il n'y a rien d'autre en lui que ses actes et c'est par là qu'il montre ce qu'il est », disait Hegel à ses étudiants dans ses Leçons sur la philosophie de l'esprit (1827-1828). Mais les actes sont initiés par des paroles. Il ne peut donc y avoir de critique sociale sans critique du langage. Chaque idéologie, consciente ou inconsciente, a son propre langage, manipulé avec cynisme par certains ou employé avec naïveté par d'autres mais jamais sans conséquence pour le corps social. Qui a le pouvoir politique ou social possède celui des mots ; et qui a le pouvoir des mots consolide un peu plus son pouvoir social et politique. Il est difficile d'investir toutes les pièces dans la maison du langage mais il est facile de faire croire que certaines sont fermées ou n'ont jamais existé quand le groupe à qui l'on s'adresse n'est pas vraiment curieux et se contente d'une visite guidée. Kraus fonde sa démonstration sur le constat que nous ne savons pas lire, que nous nous contentons de visiter certaines pièces, celles qui ont été les plus habilement décorées pour nous faire croire qu'il s'agit là des seuls vrais lieux habitables. Si Kraus fait référence aux nuits goethéennes de Walpurgis, c'est non seulement pour dénoncer la nouvelle sorcellerie qui se prépare, ce sombre chaos qui « promet un renouveau », mais aussi parce que les grands écrivains, qui n'utilisent pas le langage passivement, comme une matière stéréotypée, ont à leur façon déjà tout dit sur les dangers qui nous menacent. C'est ainsi qu'il répond aux intellectuels déçus qu'un numéro de Die Fackel ne contienne que des sonnets de Shakespeare: « Chez Shakespeare, on trouvait déjà tout ce qui est actuel, y compris ma prise de position. » C'est aussi le sens des citations de Goethe avec lesquelles Kraus ouvre cette nouvelle nuit:
Vers la fête d’épouvante, cette nuit, comme souvent,
J'avance ...
Que de fois elle se répète!
suivie de près par celle-ci :
Un nouvel empereur a paru.
Et sur des voies toutes tracées,
La foule traverse champs et pâtures;
Tous suivent les bannières déployées
Qui clament le mensonge. - Grégaire nature.
Bannières du mensonge autant qu'éléments du discours rationnel ou artistique, les mots sont donc tout autant lieux de clarification que d'illusion et de mystification. La chose n'était pas nouvelle quand Kraus lança Die Fackel. Ce qui a changé est l'ampleur du phénomène, qui ne se limite plus à une sphère privée ni géographiquement limitée. « La pensée national-socialiste fascine par sa capacité à faire croire que celui qui dit une fois la vérité est crédible pour tous les mensonges et à présenter le vol, qu'exceptionnellement elle n'a pas commis, comme un alibi pour des milliers de meurtres. » Certains intellectuels ne se contentent pas de suivre l'étendard mais le brandissent bien haut : de Benn délirant sur le nouveau type d'homme aux journalistes écrivant, après la journée du boycott contre les Juifs, qu'il n'est rien arrivé à ceux qui en étaient la cible. Tandis que l'opposition social-démocrate ne s'autorise aucun autre moyen que ceux qu'autorise la Constitution pour arrêter la vague fasciste, refusant de traiter en hors-la-loi les nazis - qui ont déjà emprisonné leurs camarades allemands. Dans ces conditions, les nazis, aussi habiles dans la pratique de la violence que dans l'art de brouiller les pistes, jouent sur du velours. « Le monde, qui conserve encore des formes de pensée, suit cette joute des paroles avec les actes, des actes avec les paroles, ébranlé, inquiet, dans l'attente de l'issue. S'il s'en tient davantage aux paroles et à leur sens belliqueux, on lui répond qu'il faut davantage juger le Reich sur ses actes ; s'il les montre du doigt, on lui cite le discours du Reichstag. S'il évoque une contradiction, cela devient des épiphénomènes qui ne peuvent toucher le cœur de la révolution, laquelle est arrivée légalement au pouvoir. » Kraus est bien conscient de l'ampleur de la tâche: « Il ne faut pas croire qu'on arriverait en un tournemain à débrouiller la toile sophistiquée de cette araignée porte-croix. » La propagande mélange une chose et son contraire - « renaissance d'une nation» ... « amour de la liberté » ... « défense des valeurs germaniques » ... -, ralliant le plus grand nombre autour d'idéaux flous. « C'est dans son essence de ne jamais être ce qu'elle paraît et d'intégrer toutes les antithèses, de sorte qu'elle agit de façon plus forte en se reniant que par ce qu'elle renie. » La raison n'est plus maître du jeu mais une sorte de « magie» (le mot est de Kraus) : identification à un groupe par dénégation émotionnelle qui permet de mieux en exclure d'autres - notamment les Juifs. Stigmatisation qui ne vient pas tant de préjugés que du désir de s'attacher au puissant: faire œuvre de lâcheté pour ne pas risquer d'être traité de lâche par le dominant. Qu'importent alors les actes des exclus, qui n'entrent pas en compte puisqu'ils ne sont pas jugés pour ce qu'ils font mais pour ce qu'ils sont. C'est pourquoi Kraus s'attaque sans hésitation aux illusions des Juifs qui, dérision suprême, s'efforcent d'être plus allemands que les Allemands afin de s'attirer les bonnes grâces des nazis. Celui qui chasse la bêtise pour ses conséquences désastreuses, aussi bien générales que particulières, ne voit aucune raison de faire l'impasse sur la responsabilité des victimes - qu'elles soient juives, communistes ou franc-maçonnes. « En propageant l'idée que les Juifs, les marxistes, les cyclistes tout comme les adeptes de la relativité sont cause de tous les malheurs et aussi de l'issue de la guerre, on a causé quelques troubles dans les esprits. » Plutôt que de s'apitoyer, Kraus fait chaque fois le choix de l'ironie, avec laquelle il mord les sujets les plus sensibles. La « détention préventive » : « Il n'y a peut-être jamais eu d'époque qui ait participé aussi intensément à la protection des citoyens, et cette bienveillante intention aurait en tout cas besoin d'une meilleure compréhension. » Les assassinats commis contre ceux qui cherchent à prendre la fuite : « Il n'est pas rare que l'on assiste à une crise de nerfs, principalement chez des voyageurs sur qui l'on commet ensuite un suicide. » Les mensonges officiels: « On pourrait déjà se simplifier les choses en admettant d'emblée que c'est toujours le contraire de ce qui est dit qui soit pensé - même si ce n'est pas sûr. » Mais il y a un sujet sur lequel Kraus n'exerce jamais son ironie, c'est la souffrance humaine, les vies brisées au nom des idées. Après l'apocalypse que fut à ses yeux la Première guerre mondiale, Kraus voit venir une nouvelle ère de barbarie, comme si personne n'avait rien appris, comme si l'imagination s'était tarie. Kraus peut faire rire de la presse et de ses formules toutes faites, ses fausses attaques et ses mensonges, il peut railler discours et stratégies politiques; mais il est intraitable quand le prix se compte en vies humaines, quand les plaintes corporatistes sur les petits soucis des nantis remplacent la dénonciation des atrocités, emprisonnements, tortures et assassinats. Lui qui passe pour un intellectuel hautain, un formaliste outrancier, un analyste froid ne s'est jamais trompé sur les urgences, sur la hiérarchie des valeurs: « La moindre des vies humaines, ne serait-ce même qu'une heure arrachée à la plus misérable des existences, vaut bien une bibliothèque brûlée. »

PIERRE DESHUSSES

vendredi 15 décembre 2006

Avant propos in « Les derniers jours de l'humanité » de Karl Kraus 1919.
Ce drame, dont la représentation, mesurée en temps terrestre, s'étendrait sur une dizaine de soirées,est conçu pour un théâtre martien. Les spectateurs de ce monde-ci n'y résisteraient pas. Car il est fait du sang de leur sang, et son contenu est arraché à ces années irréelles, impensables, inimaginables pour un esprit éveillé, inaccessibles au souvenir et conservées seulement dans un rêve sanglant, années durant lesquelles des personnages d'opérette ont joué la tragédie de l'humanité. L’action éclatée en centaines de tableaux ouvre sur des centaines d'enfers, elle est, elle aussi, impossible, dévastée, dépourvue de héros. L’humour n'est que le reproche à soi même de quelqu'un qui n'est pas devenu fou à la pensée d'avoir gardé le cerveau intact en témoignant de cette époque. Seul lui, qui livre à la postérité la honte de sa participation, a droit à cet humour. Quant à ses contemporains, qui ont toléré qu'adviennent les choses décrites ici, qu'ils relèguent le droit de rire derrière le devoir de pleurer. Les faits les plus invraisemblables exposés ici se sont réellement produits, j'ai peint ce qu'eux, simplement, ont fait. Les conversations les plus invraisemblables menées ici ont été tenues mot pour mot; les inventions les plus criardes sont des citations. Des phrases dont l'extravagance est inscrite à jamais dans nos oreilles deviennent chant de vie. Le document prend figure; les récits prennent vie sous forme de personnages, les personnages dépérissent sous forme d'éditorial; la chronique a reçu une bouche qui la profère en monologues; de grandes phrases sont plantées sur deux jambes - bien des hommes n'en ont plus qu'une. Des voix fusent, fulminent à travers l'époque et enflent, choral de l'acte sacrilège. Des gens qui ont vécu parmi l'humanité et lui ont survécu, acteurs et orateurs d'un présent qui n'a pas de chair mais du sang, pas de sang mais de l'encre, sont reproduits sous forme d'ombres et de marionnettes et réduits à la formule de leur inconsistance active. Des larves, des lémures, masques du carnaval tragique, sont pourvus de noms vivants; or il doit en être ainsi car dans cette existence temporelle déterminée par le hasard rien n'est dû au hasard. Cela ne confère à personne le droit de considérer tout cela comme une affaire locale. Même ce qui se passe sur le Ring devant chez Sirk est régi par un centre cosmique. Quiconque a les nerfs fragiles, bien qu'assez solides pour endurer l'époque, qu'il se retire du spectacle. Il ne faut pas s'attendre à ce que l'époque qui a permis cela prenne l'horreur devenue verbe pour autre chose qu'une plaisanterie, surtout là où elle résonne dans les douces profondeurs des dialectes les plus horrifiants, et qu'elle prenne ce qu'elle vient de vivre, ce à quoi elle vient de survivre, pour autre chose qu'une invention. Une invention dont elle honnit le contenu. Car plus grande que la honte de la guerre est celle des hommes qui ne veulent plus rien en savoir: ils admettent qu'elle est mais pas qu'elle a été. Ceux qui ont survécu ont fait une croix sur elle; quand bien même les masques défilent le mercredi des Cendres, ils ne veulent pas être rappelés les uns aux autres. Ô combien compréhensible le désenchantement d'une époque qui, à jamais incapable de vivre ou même de s'imaginer vivre quoi que ce soit, reste inébranlable devant son propre effondrement, elle qui ressent aussi peu le repentir que les effets de l'action et qui a pourtant suffisamment l'instinct de conservation pour se boucher les oreilles devant les enregistrements de ses chants héroïques et suffisamment le sens du sacrifice pour les entonner à l'occasion. Qu'une nouvelle guerre éclate paraît le moins inconcevable à ceux pour qui le slogan « Que voulez-vous, c'est la guerre! » permettait et couvrait toutes les infamies, mais pour qui le seul fait de rappeler « C'était la guerre» perturbe le repos mérité des survivants. Ils avaient l'impression de conquérir le marché mondial -le but pour lequel ils étaient nés - en armure de chevalier; ils doivent se contenter d'une affaire bien moins reluisante: bazarder la ferraille à la brocante. Allez donc leur parler de guerre dans pareil climat! Et il est à craindre que l'avenir, sorti de la cuisse d'un présent à ce point ravagé, ne fasse pas preuve lui non plus d'une plus grande force de compréhension, en dépit d'une distance plus grande. Il n'empêche qu'un aveu de culpabilité aussi total, celui d'appartenir à cette humanité là, ne manquera pas d'être bienvenu en quelque endroit et utile en quelque temps. Et « tant que les esprits des hommes encore sont en furie », délivrons à la haute cour sur les
decombres ce message d'Horatio à celui qui incarne le renouveau:

Et laissez-moi dire au monde qui l'ignore
Comment tout ceci advint; vous apprendrez
Des actes charnels, sanglants, contre nature,
Des verdicts hasardeux, des assassinats aveugles,
Des meurtres dus à la violence et à la perfidie,
Et des projets qui, échoués, retombent
Sur ceux qui les conçurent; de tout ceci Je vous ferai
Le récit véritable

jeudi 14 décembre 2006

Confessions politiques d'un jeune homme in Essais.

Je ne m'étais jamais intéressé jusqu'ici à la politique. L'homme politique, député ou ministre, m'apparaissait comme le domestique qui a le soin, dans la maison, des choses insignifiantes de la vie: qui veille à ce que la couche de poussière ne soit pas trop épaisse et à ce que les repas soient prêts à l'heure. Bien entendu il s'acquitte de ces devoirs aussi mal que tous les domestiques, mais tant que ça peut aller, on se garde d'intervenir. Le programme d'un parti ou les interventions des députés au Parlement me tombaient-ils sous les yeux, cela ne faisait que me confirmer dans l'idée qu'il s'agissait là d'une activité humaine tout à fait subalterne et parfaitement indigne de nous concerner intérieurement. Mais il se cachait là-dessous un vieux préjugé. Je ne sais quand je lavais acquis et quel nom je dois lui donner. Notre monde me plaisait. Les pauvres souffrent; leurs mille nuances composent une échelle qui descend en dégradé de moi jusqu'aux animaux. Et même, en réalité, plus bas qu'eux, car aucune espèce animale ne vit dans des conditions aussi « inanimales » que sont inhumaines celles de nombre d'humains. Et les riches me plaisaient par leur incapacité à tirer de leur richesse un parti intéressant pour l'âme : en quoi ils sont aussi comiques que ces insectes au vol scintillant qui, vus de près, n'ont pour tout corps qu'un stupide sachet velu et pour tous nerfs qu'une misérable tigelle. Et les rois, dans leur majesté, me plaisaient comme des personnages débonnaires atteints d'une légère anomalie dont chacun s'accommode avec un clin d'œil. Et la religion me plaisait, parce que nous , continuons à vivre le plus sérieusement du monde dans des Etats chrétiens alors que nous avons depuis longtemps perdu la foi. Et ainsi de suite. Cette attitude comportait non seulement le plaisir que l'on prend à la diversité du monde et l'étonnement quasi philosophique qu'inspire l'extraordinaire ténacité, élasticité et résistance à toute pression de la nature humaine, qui a donné à ce singe sans dignité sa souveraineté terrestre, mais encore, et surtout, l'appréciation du grand désordre intérieur que suppose le fait de pouvoir à la fois exploiter notre prochain et le plaindre, nous soumettre à lui et ne pas prendre cette soumission au sérieux, ou encore parler d'un meurtre avec effroi, et de mille avec sérénité. Il me semblait en effet qu'un désordre à ce point illogique, un tel relâchement des liens qu'avaient constitués autrefois certaines forces et certains idéaux, devait être un bon terrain pour un grand logicien des valeurs d'âme. Puisque cette vie, dans son couplage d'éléments antagonistes, est extraordinairement hardie - même si c'est à force d'inconséquence et de lâcheté -, il ne reste plus qu'à se montrer soi-même encore plus hardi, mais à force de lucidité. Et dans une période, la nôtre, où chaque sentiment lorgne dans deux directions, où tout flotte, où plus rien n'est tenu, où plus rien n'est associable à rien, on devrait réussir à tester une fois encore et à réinventer toutes ses possibilités intérieures, à transférer enfin des laboratoires de physique à la morale les avantages d'une technique d'expérimentation sans préjugés. Que cela nous aide à sortir de la lente évolution qui a conduit, à travers bien des échecs, de l'homme des cavernes à celui d'à présent, pour entrer dans une ère nouvelle, je continue à le croire aujourd'hui. Pour me définir d'un mot: j'étais un anarchiste conservateur.

La réflexion qui a modifié cela paraîtra peut-être ridicule. Elle se traduit en quelques mots simples qu'elle me souffla : « Toi-même, dans ce que tu poursuis, tu es déjà un enfant de la démocratie, et l'avenir n'est accessible qu'à travers une intensification et une purification de la démocratie.»

Affirmer que tous les hommes sont fondamentalement égaux et frères m'a toujours paru, et me paraît encore, une exagération sentimentale: ma sensibilité a toujours été plutôt rebutée qu'attirée par celle d'autrui. Mais je crois évident que la science est un produit de la démocratie. Pas seulement parce que, là, le grand collabore avec le petit et le plus grand dépasse à peine la moyenne de la génération suivante. Non: le facteur décisif, c'est que la démocratisation de la société au cours des deux derniers siècles a permis à un plus grand nombre d'hommes d'accéder au travail commun et que, dans ce plus grand nombre - contrairement au préjugé aristocratique -, le choix en hommes doués s'est élargi. Je ne méconnais pas le risque de nivellement que peut comporter une activité scientifique trop « fourmilière », mais je crois que le nombre des grandes réalisations est en proportion de celui des moyennes; le génie, en effet, ne produit jamais du nouveau mais toujours, simplement, du différent, et ce sont les talents moyens qui lui donnent la possibilité de se condenser en œuvres. L'essor irrésistible qu'ont pris, depuis lors, la connaissance et la maîtrise de la nature ne saurait s'expliquer autrement. C'est pure ingratitude que de faire sans cesse à ces réalisations de l'intelligence le même reproche : a savoir que l'âme n'y a rien gagné, ou même que les choses de l'âme n'ont pu, depuis, que lentement dépérir. Sans doute ces réalisations ont-elles ruiné toutes les félicités simples (y compris celles qui l'étaient au bon sens du mot), en créant un climat mieux fait pour d'autres, plus complexes; mais ce nétait pas leur tache de créer, par-dessus le marché, ces dernières. C'est la nôtre. L'intelligence scientifique avec sa conscience stricte, son absence de préjugés et sa volonté de remettre chaque résultat en question, fait dans une zone d'intérêt de second plan ce que nous devrions faire dans les problèmes de la vie.

Il n'en est pas moins certain que les dommages subis de son fait tiennent aussi à son origine démocratique. C'est l'appauvrissement de la totalité intérieure au profit de ses parties distinctes. L'existence de puissants cerveaux spécialisés dans des âmes d'enfants. Non seulement les jugements des hommes de science sur des problèmes extrascientifiques sont généralement consternants; mais le mathématicien lui-même ne comprend pas l'histoire des civilisations; ni léconomiste lexistence du botaniste. Cette divergence, des goûts ne tient pas seulement à l'excessive complexité, donc a la grandeur de la science. Si les savants en effet étaient les fils et les membres d'une société cohérente: la science serait devenue un simple exercice social, une éducation harmonieuse et universelle de l'esprit à laquelle le bon goût eût imposé ses limites, éducation qui aurait été à la nôtre ce que sont les capacités physiques du gentiluomo de la Renaissance aux modernes records sportifs. Mais il se trouve que les jeunes savants viennent des régions les plus diverses de la société, avec des habitudes de vie, des exigences et des espérances non moins diverses, qu'ils se fourrent aussitôt la tête dans leur science à l'endroit même où ils sont parvenus et continuent à mener ensuite, séparés les uns des autres et ignorants de toute autre culture, l'existence frugale de leur village spirituel d'origine.

Dans le domaine de l'art, nous retrouvons les mêmes gains et les mêmes peines. Qu'avons-nous en effet, dans l'art d'aujourd'hui, je me le demande, de plus précieux que, pour le sentiment, cette liberté de séjour que nous devons à la libéralisation des principes moraux et des règles du goût, donc, en fin de compte, là aussi, au grand nombre? C'est elle qui nous donne l'extraordinaire mobilité de points de vue grâce à quoi nous reconnaissons le bien dans le mal comme le laid dans le beau, dissolvons les évaluations rigides que l'on nous a transmises et recomposons à partir de leurs éléments de nouvelles figures de notre imagination artistique ou morale. Mais c'est toujours la même raison qui nous empêche d'imposer vraiment ces œuvres; de là les particularismes artistiques, la multiplication impuissante des chapelles, l'escalade effrénée de révolutions et d'innovations à laquelle se livrent les arts, dès lors qu'aucun public ne les modère. De là la méfiance avec laquelle on accueille toute nouveauté comme l'œuvre d'un fou et enfin, pour ne pas dire surtout, la persistance générale de ce besoin absurde et fallacieux d'une rédemption par l'art, d'un retour à une simplicité homérique où nous pourrions une bonne fois nous retrouver tous unis dans l'abolition de nos différences. Il n'en reste pas moins hors de doute à mes yeux que nous ne sacrifierons jamais les avantages ainsi acquis et que nous pourrons en surmonter les préjudices. Et que nous gagnerons, si nous ne craignons pas de pousser plus loin encore l'évolution en cours.

Telle est - esquissée - ma pensée. Et ma conviction, dès lors, m'engage à agir dans un sens dont mon sentiment ne veut rien savoir. Je me livre aux études théoriques préparatoires qui doivent m'aider à mettre en œuvre ma décision. Je cherche un programme économique qui garantisse la réalisation d'une démocratie pure, exaltante, capable de soulever de plus grandes masses encore. En attendant, bien sûr, je voterai social-démocrate ou libéral selon les circonstances; mais il est clair que nous avons besoin de quelque chose qui nous arrache à la platitude des partis actuels et qu'à ce genre d'idées, il faut un programme économique à titre de décret d'application. Et je me pose ces questions naïves : qui cirera mes chaussures, qui charriera mes excréments, qui rampera pour moi, la nuit, dans les mines? Mon «frère humain»? Qui accomplira les gestes dont la réalisation correcte exige que l'on passe toute sa vie devant la même machine à faire la même chose? Je puis imaginer nombre de tâches aujourd'hui méprisées et qui ont pourtant leur magie, dès lors qu'on les accomplit de plein gré. Mais qui voudra se charger de tous ces autres travaux auxquels la misère seule peut contraindre? Avec cela, je veux des. voyages plus confortables qu'aujourd'hui et un courrier plus rapide. Je veux de meilleurs juges, de meilleurs logements. Je veux manger mieux. Je veux ne pas avoir à me fâcher contre l'agent du coin. Quoi donc! moi, l'homme, qui suis l'habitant de cette terre, je ne pourrais pas obtenir de ce mien logement un confort un peu meilleur que son piètre confort actuel? !

En attendant, nous faisons de la politique parce que nous ne savons rien. La façon dont nous nous y prenons le montre assez. Nos partis doivent leur existence à la peur des théories. A toute idée, songe avec effroi l'électeur, on peut toujours en opposer une autre. C'est pourquoi les partis se protègent mutuellement contre les deux ou trois idées dont ils ont hérité. Ils ne vivent pas de ce qu'ils promettent, mais de dénigrer les promesses des autres. Là est leur communauté d'intérêts tacite. Cette obstruction mutuelle qui n'autorise que de petits résultats pratiques, c'est ce qu'ils ont baptisé Realpolitik. Aucun d'eux ne sait vraiment où le fait d'obéir aux agrariens, aux exigences de la grande industrie ou à celles de la social-démocratie pourrait conduire. Ils ne veulent nullement faire de la politique; ils veulent représenter des classes sociales et s'assurer l'oreille du gouvernement pour des revendications limitées. Je n'y verrais pas d'objection si, du même coup, ils laissaient la politique à d'autres; mais non! ils vont jusqu'à conserver, en les alliant à des avantages économiques immédiats des idéologies aussi dévaluées que le christianisme, le royalisme, le libéralisme et la social-démocratie. Et en ne les mettant jamais en pratique, ils leur prêtent une apparence de sens et de sainteté ce qui est, de surcroît, un péché contre l'esprit.

J'ai la conviction qu'aucun de leurs programmes économiques n'est réalisable et qu'il ne faut même pas songer à en amender un seul. Ils seront emportés à la première bourrasque avec tout le fumier qui s'est accumulé sur une terre encore abritée du vent, ils se réduiront à des questions mal posées auxquelles on ne pourra plus répondre ni oui, ni non, à la première rafale de désir qui secouera le monde. Sans en avoir de preuves, je sais que nombreux sont ceux qui partagent mon attente.

Pour le moment, le temps est encore au calme, nous sommes là comme dans une cage de verre sans oser risquer le moindre choc, de peur que tout ne vole aussitôt en éclats. Nous sommes pris, avec le meilleur de nous-mêmes: notre art, nos découvertes, dans le filet de la finance ... oui, nous aimons l'argent comme une sorte de dieu, de hasard, un organe irresponsable de décision. Croyons nous vraiment aucune organisation sociale en mesure d'encourager les bons artistes et d'évincer les mauvais? De reconnaître à telle invention, à telle idée, une valeur qui ne se manifeste que des années plus tard? Au fond, nous avons l'intime conviction que l'État est le dernier des imbéciles. L'argent non plus n'est pas réparti selon la justice, mais il l'est au moins selon le hasard et la chance - et ce n'est pas le désespoir institué que représenterait un État omnipotent.

C'est ainsi que viennent les jours de dépression. Il y a une heure, j'ai visité, à Rome, un asile d'aliénés, après quoi je suis entré dans une église. Pour que ce propos n'ait pas l'air d'une pointe, je le dis d'emblée: tout ce que j'ai vu là m'a rappelé notre situation. A sept, le médecin, moi et cinq grands gardiens, nous avons fait le tour du quartier d'agités. Dans une cellule particulière, un homme nu, déchaîné; nous l'avions entendu crier de loin déjà. Blond, musclé, la barbe pleine d'une bave épaisse. Il faisait sans cesse le même mouvement, un mouvement semi-circulaire du torse avec un spasme de tous les muscles et toujours le même geste d'une main, comme s'il voulait expliquer quelque chose à quelqu'un. Et il criait quelque chose que personne ne comprenait, toujours la même chose. Pour lui, c'était sans doute quelque chose d'important qu'il lui fallait faire entendre, enfoncer à coups de marteau dans l'oreille du monde, pour nous c'était un cri broyé, informe. Là-dessus, je me suis retrouvé écoutant chanter des religieuses françaises. Une petite voix montait, hésitante, on ne savait si elle était jeune ou vieille, et les voix des sœurs la rejoignaient, la réchauffaient dans la froide incertitude du cosmos. Or, à deux pas devant moi, un homme chantait aussi béat, et démolissait tout. C'était un de ces vieux qui ne peuvent maîtriser, trois fois par jour, un besoin urgent de prier, et que le Dieu des catholiques est censé tant aimer. Tout le côté vieille fille paysanne, mal aéré, du catholicisme, m'a assailli comme une odeur de moisi. De si méchants détours sont-ils nécessaires pour aboutir a cet instant de chant? Les détours sont-ils nécessaires? Les à-coups, les spasmes, l'absence ou les changements de plan? Est-il absurde de ne choisir qu'une partie, de n'ouvrir qu'un chemin ? Tout nadvient-il que tout seul, n'importe quand, accessoirement? Et jamais par le fait de la conscience et d'une volonté rectiligne? J'ai pensé au Giardino zoologico, guère éloigné de cette église: tout m'apparaissait du même ordre. Un animal va et vient là sans relâche, va et vient. Enfermé sans barreaux. J'ai vu cela hier. L'homme n'est-il pas, lui aussi, un animal jeté du cosmos dans cette cage? Enfermé sans barreaux? Qui va et vient ? Qui ne comprend pas pourquoi il ne peut pas sortir? Je réponds sans aucune sentimentalité, froidement : oui. Toutefois cette trouvaille littéraire me gêne. La vieille envie me reprend de juger toutes choses vaines. Je bats en retraite. Mais la volonté je l'ai toujours!

Robert Musil, novembre 1913